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ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC

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JOURNAL

D'ADRIEN DUQUESNOY

1 JOURNAL

D'ADRIEN DUQUESNOY

DÉPUTÉ DU TIERS ÉTAT DE BAR-LE-DUC SUR

L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

3 mai 1789 3 avril 1790

PUBLIÉ

POUR LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE CONTEMPORAINE

PAR

ROBERT DE CRÈVECŒUR

TOME I 3 mai 29 octobre 1 789

PARIS

ALPHONSE PICARD ET FILS

LIBRAIRES DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE CONTEMPORAINE

Rue Bonaparte, 82 ^s'i^ *^û#

7. 1894 W&LIOTHÈOUCS

BESANÇON. IMPR. ET STÉRÉOT. DE PAUL JACQUIN.

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EXTRAIT DU REGLEMENT

Art. 14. Le Conseil désigne les ouvrages à publier et choisit les personnes auxquelles il en confiera le soin.

Il nomme pour chaque ouvrage un commissaire respon- sable chargé de surveiller la publication.

Le nom de l'éditeur sera placé en tête de chaque volume.

Aucun volume ne pourra paraître sous le nom de la Société sans l'autorisation du Conseil et s'il n'est accompagné d'une déclaration du commissaire responsable, portant que le tra- vail lui a paru digne d'être publié par la Société.

Le commissaire responsable soussigné déclare que le tome I de l'édition du Journal d'Adrien Duquesnoy, préparée par M. R. de Crèvecceur, lui a paru digne d'être publié par la Société d'histoire contemporaine.

Fait à Pains, le 3o mai i8g/f.

Signé : Marius Sepet.

Certifié :

Le Secrétaire de la Société d'histoire contemporaine, E.-G. Ledos.

INTRODUCTION

1.

Nous n'avons certes pas l'intention de donner ici un tableau de l'esprit public au début de la Révolution. La question a été traitée bien des fois, à des points de vue divers, et l'on a dit à peu près tout ce qu'il est possible de dire sur cette éton- nante évolution morale, préparée de longue main, il est vrai, mais dont l'explosion soudaine est un des événements histo- riques les plus extraordinaires et les plus fertiles en consé- quences de toutes sortes.

On sait donc assez exactement dans quelles dispositions avaient été faites les élections de 1789. Ce que l'on sait beau- coup moins, c'est quel était, à l'ouverture des États généraux, l'esprit réel de ces 1,200 députés, absolument étrangers les uns aux autres, et si différents par leur position sociale, leur instruction, leur tempérament même.

Tout d'abord, les longs débats qui ont précédé la réunion des ordres ont bien des détails, bien des dessous imparfaite- ment connus, et, plus tard surtout, on ne voit pas clairement comment, réunis en un seul corps, tous ces hommes si dispa- rates, n'ayant ni chefs parlementaires, ni même de règlement pour leurs discussions, parvinrent à établir entre eux une entente relative, et à s'attribuer un blanc-seing que les élec- teurs n'avaient pas songé à leur donner.

Ils devaient détruire les privilèges, rétablir les finances en obtenant le vote de l'impôt, réclamer enfin des réformes

X INTRODUCTION.

nécessaires dans l'administration du pays, et la suppression de certains abus. C'était ce que demandaient les cahiers.

Un gouvernement prudent et ferme, un premier ministre à la hauteur de sa tâche, instruits comme ils l'étaient des vœux dont ils avaient non seulement permis, mais favorisé la mani- festation, auraient déterminé d'avance le maximum des con- cessions à faire, et, au lieu de laisser s'exercer librement la dangereuse initiative des Etats, leur auraient tracé un pro- gramme et un ordre de discussion.

Au lieu de cela, rien de prévu. On commence par choquer les puissants du jour, les députés du tiers, par un cérémonial suranné et humiliant ; Necker, avec une impardonnable fai- blesse, n'ose pas revendiquer, en face des Etats, la situation prépondérante que lui imposaient sa popularité et son atti- tude antérieure, et les discours d'ouverture, pleins de réti- cences et de faux-fuyants, déconcertent et mécontentent tout le monde.

Dès lors, tout se brouille de plus en plus, et il arrive qu'en face d'un gouvernement sans idées arrêtées et sans énergie, qui ne sait ni résister ni céder à propos, soutenus et excités par l'émeute toujours grondante, qui les effraie parfois, mais qui leur vient en aide à chaque essai de résistance du pou- voir, ces hommes, qui n'ont pourtant reçu qu'un mandat limité, en viennent bientôt à renverser toute la vieille organi- sation. S'inquiétant à peine de l'effroyable Jacquerie qui dévaste les provinces, ils ne craignent pas de saper par la base l'autorité centrale, la seule sauvegarde de l'ordre. Ils détruisent, détruisent sans relâche, et quand, sur ces ruines, il faut organiser un régime nouveau, ils forgent péniblement une constitution de forme grandiose, mais dogmatique et abstraite, qui semble légiférer pour l'humanité tout entière, qui proclame de grands principes faits pour satisfaire, et au delà, les esprits les plus libéraux, mais qui se trouve si mal équilibrée, si peu applicable, qu'elle amène forcément la chute de la royauté et, bientôt après, l'intolérable despotisme de la Convention.

INTRODUCTION. XI

Gomment ce bouleversement put-il se produire si vite? Comment fut-il l'œuvre de ces députés qui se montraient à l'origine si pleins d'amour pour la personne du Roi, de res- pect pour l'institution monarchique, et qui, s'ils étaient imbus des utopies de Rousseau et des théories des philosophes, ne semblaient les regarder que comme un objectif idéal, et demandaient seulement des réformes raisonnables, sans son- ger le moins du monde à une révolution ?

Il y a une genèse curieuse, mal connue, et que, de long- temps peut-être, on ne parviendra pas à élucider.

C'est qu'il faut le dire, les informations que nous possédons sur ces débuts de la vie parlementaire, quoique fort nombreu- ses, ne sont généralement que d'une valeur assez médiocre.

Si l'on envisage d'abord les documents purement officiels, on constate avec surprise que, du 5 mai au 12 juin 1789, il n'y eut pas de procès-verbaux des séances du tiers. Opposé au vote par ordre, le tiers ne voulait pas se cons- tituer et attendait les événements. Le 20 mai, Laborde et Tar- get avaient réclamé la nomination de deux secrétaires, « char- ce gés de rédiger tout ce qui s'est passé dans les États depuis « leur ouverture »; mais, après trois jours de discussion, la motion fut rejetée presque à l'unanimité. On recula devant l'inconvénient de faire connaître officiellement au pays l'inac- tion voulue du tiers, inaction dont on n'aurait pu dévoiler les motifs sans irriter les deux autres ordres et le gouvernement. Le libraire Panckoucke, qui, au même moment, sollicitait l'autorisation d'adjoindre au Mercure de France le journal de l'Assemblée, recevait naturellement une réponse négative.

On continua donc à remplacer le procès-verbal par de sim- ples notes, et l'on peut juger de quelle façon elles étaient prises quand on voit, à la séance du 3o mai, le tiers discuter longue- ment sur les termes d'une délibération importante votée la veille, et dont le texte n'avait pas été écrit. Du reste, les procès-verbaux de la noblesse et du clergé nous montrent par leur sécheresse, par leur insuffisance, ce qu'auraient pu être ceux du tiers état.

XII INTRODUCTION.

Le 12 juin, le jour le tiers se décidait à nommer un bureau et procédait à l'appel, encore inutile, des membres des autres ordres, on décida enfin qu'on rédigerait un procés- verbal qui serait livré à l'impression. Généralement très laco- nique, et beaucoup trop laissée à la discrétion des secrétaires, la rédaction manquait souvent d'impartialité, et presque tou- jours d'exactitude, si l'on en juge par les réclamations qui se produisaient pour ainsi dire à chaque séance.

En dehors de ces comptes rendus informes, nous n'avons, pour nous éclairer sur les premiers débats des assemblées, d'autres documents contemporains que les journaux. Et les journaux, qu'étaient-ils à leur début? Avec quelle timidité, quelle inexpérience n'avaient-ils pas, tout d'abord, parlé des Etats généraux? Ils poussaient la discrétion jusqu'à ne pas vouloir donner le nom des orateurs, du moins sans leur con- sentement.

On ne les encourageait guère du reste. Nous avons vu que le tiers, pour des raisons particulières, il est vrai, avait fait mauvais accueil aux propositions de Panckoucke. Le gouvernement, dans des vues plus générales, avait d'abord interdit tout compte rendu des assemblées. Brissot, dès le mois d'avril, avait donné le prospectus de son Patriote français *, et en avait fait paraître au moins un numéro avant l'ouverture des États; mais il s'était vu traquer par le directeur de la librairie, et il dut cesser sa publication. Mirabeau, lui aussi, avait publié, le 2 mai, un journal : Les États généraux, il donnait, avec une liberté alors sans exemple, ses appréciations sur la situation politique, et que Duquesnoy appelle une feuille atroce. Elle fut supprimée le 7 mai, à son deuxième numéro, par un arrêt du Conseil qui interdisait en même temps tout écrit de même nature. Mira- beau ne s'était pas tenu pour battu ; comptant sur l'impunité cpie lui assurait en fait sa qualité de député, il avait intitulé

1. Que Duquesnoy confond avec le Journal des Etats généraux (bulletin du S mai au soir).

INTRODUCTION. XIII

son journal : Lettres du comte de Mirabeau à ses commet- tants i, et cette publication, pleine de talent, mais violente, partiale et nécessairement incomplète, est une des sources l'on a puisé le plus souvent pour écrire l'histoire parle- mentaire du temps.

Du reste, la tentative de sévérité du ministère n'avait pas duré longtemps. Paris, toujours à l'affût des nouvelles, Paris, impatient de tout frein, ne pouvait tolérer une pareille restric- tion à ses appétits. Il fallut céder aux injonctions de la rue; c'était une des premières fois, ce ne devait pas être la der- nière. Le 19 mai, le garde des sceaux se décida à autoriser les feuilles publiques à reproduire les actes et délibérations des Etats, mais sans commentaires. On reproduisit, mais l'on ne se priva point des commentaires, et bientôt chaque journal, suivant ses opinions, travestit les débats à son gré. Quant à la physionomie des séances, comme le fait remar- quer M. Aulard 2, les journalistes d'alors étaient incapables de la rendre, et ce fut seulement vers le commencement de 1790 que plusieurs d'entre eux parvinrent à écrire des comptes rendus vraiment intéressants.

Il serait trop long de donner même un simple aperçu des principaux journaux de l'époque, dont les collections sont devenues fort rares. Qu'il nous suffise de dire que le Moni- teur universel, le seul qui soit à présent d'un usage journa- lier, ne parut que le 24 novembre 1789, que, pendant trois mois, il négligea presque complètement l'analyse des séances, et que, le 5 février 1790 seulement, il s'adjoignit le bulletin de l'Assemblée nationale. Tout ce qui précède cette date n'est qu'une compilation plus ou moins bien faite, mais très incom- plète à coup sûr. On se trompe donc étrangement si l'on croit trouver dans la réimpression du Moniteur, du moins pour la première année de la Constituante, des comptes rendus sé- rieux. On peut en dire autant d'une publication relativement

1. On en compte 19 numéros.

2. Les orateurs à l'Assemblée constituante, p. 88.

XIV INTRODUCTION.

récente (elle ne date que de vingt ans) : Les Archives parle- mentaires. Le texte en est beaucoup plus étendu, parce qu'on y a inséré tous les discours et rapports publiés séparément, mais il emprunte généralement la rédaction du Moniteur, et quelquefois celle des journaux du temps. Ce ne sont évidemment que des informations de seconde main, fort utiles sans doute, mais dont les historiens ne peuvent se contenter.

Restent maintenant les mémoires, et l'on ne peut se plain- dre qu'ils ne soient pas assez nombreux. Il faut les considérer assurément comme un précieux élément d'information ; mais ils ont tous, par malheur, ce caractère commun, qu'ils ont été écrits longtemps après les événements. Quand leurs auteurs ont pris la plume, le drame de la Révolution s'était déroulé, des conséquences inattendues avaient amené des apprécia- tions nouvelles. Aussi n'est-ce plus un témoin qui parle, c'est un homme, ou désabusé ou exaspéré, qui souvent regrette sa conduite passée et qui, pour la dissimuler ou l'excuser, peut être tenté d'altérer la vérité. Malgré l'incontestable importance de plusieurs de ces écrits, ce ne sont donc pas des sources d'une valeur absolue, et ils ne doivent être utilisés qu'avec précaution, et autant que possible après un contrôle sérieux.

Nous avons conservé pour la fin une catégorie de docu- ments qui méritent une attention toute particulière.

Il est avéré qu'un certain nombre de députés prenaient, pendant les séances, des notes plus ou moins développées, qu'ils transmettaient ensuite à leurs amis ou à leurs commet- tants. Alexandre de Lameth le dit positivement dans son Histoire de la Constituante i, et l'on en voit la preuve dans le récit de cette séance du 3o mai 1789 dont nous avons parlé plus haut. Pour sortir d'embarras, en l'absence d'un texte officiel, on demanda à consulter les notes de plusieurs députés, notes qui, par parenthèse, ne se trouvèrent pas concordantes.

Bien peu de ces relations sont parvenues jusqu'à nous ; bien peu surtout ont été publiées.

1. T. I, p. 8, note.

INTRODUCTION. XV

Parmi ces dernières, on peut citer en première ligne la cor- respondance de Gaultier de Biauzat, député du tiers de Gler- mont-Ferrand, éditée avec beaucoup de soin par M. Fran- cisque Mège i. Biauzat était un homme intelligent et instruit; aussi ses lettres sont-elles d'une lecture attachante ; on y trouve notamment des portraits finement touchés. Il faut consulter surtout les quarante-sept lettres d'avril à octobre 1789.

La Revue de la Révolution 2 nous a donné une suite de let- tres de J.-P. Boullé, député du tiers de Ploërmel. Elles sont au nombre de vingt-sept, s'espaçant du Ier mai au 3o octobre 1789. La relation est assez succincte, et, surtout au début, Boullé ignore un peu trop le nom de ses collègues, mais le document a une valeur très réelle.

On a publié aussi, en 1871, un journal de l'abbé Jallet, député du clergé du Poitou, qui ne doit pas manquer d'inté- rêt, l'auteur ayant joué un certain rôle dans son ordre 3.

C'est là, croyons-nous, à peu près tout ce qu'on peut men- tionner de correspondances imprimées. Beaucoup d'autres sont encore manuscrites, et nous n'avons pas la prétention d'en donner ici une liste complète; loin de là.

Citons le journal des Etats généraux du marquis de Sillery, député de la noblesse de Reims, et sa correspondance poli- tique 4. C'est un recueil volumineux, mais assez terne, et dans lequel nous pensons qu'on ne découvrirait rien de bien nouveau.

Un manuscrit anonyme de la Bibliothèque nationale 5 mé- rite plus d'attention. L'auteur, qui ne manque ni d'intelligence

1. Gaultier de Biauzat, sa vie et sa correspondance. Paris, 1890. La Revue politique et littéraire du 29 mai i8^5 en avait déjà donné quelques extraits dans un article de M. A. Ledru.

2. T. X à XVI.

3. Journal inédit de Jallet, curé de Chevigné.... par J. J. Brethé. Fontenay- le-Comte, i8^i,in-8. Nous n'avons pas pu trouver ce livre à la Bibliothèque nationale.

4. Archives nationales, KK 641-646.

5. Nouvelles acquisitions françaises, n°4i2i.

XVI INTRODUCTION.

ni d'esprit, paraît être le comte de Castellane, dont les dis- cours sont toujours reproduits presque in extenso. Ces notes, qui s'étendent du 4 mai 1789 au 17 avril 1790 peu près comme le journal de Duquesnoy), offrent beaucoup de déve- loppements et peuvent fournir de bonnes indications.

Un autre manuscrit de la Bibliothèque l semble n'être que la minute des comptes rendus insérés dans le Journal de Paris.

On trouve encore au même dépôt 2 les papiers d'Emmery, qui prit une part active à la rédaction des procès-verbaux. Ils sont assez mal en ordre, mais peuvent donner quelques ren- seignements.

Les papiers de Théodore de Lameth 3 sont une suite de notes très bien faites sur différents livres relatifs à la Révolu- tion ; mais elles ont le double défaut d'avoir été écrites après coup et d'être un plaidoyer perpétuel pro domo sua.

Nous n'avons rien trouvé à signaler dans les Journaux et notes des Etats généraux et de l'Assemblée constituante 4. Ce sont de petits répertoires renvoyant à un travail qui paraît perdu.

Mentionnons encore aux Archives nationales 5 les bulletins de l'abbé Coster, comprenant : le bulletin du clergé; 20 le bulletin du tiers du 6 mai au 25 juin 1789; le bulletin de l'Assemblée nationale du 27 juin au i3 juillet. Ces relations ont, paraît-il, une réelle importance.

Enfin, d'après M. Mireur 65 Mougins de Roquefort, député du tiers de Grasse, a laissé un journal curieux, dont le manuscrit est conservé dans sa famille.

Sans aucun doute, il existe encore un certain nombre

1. Mss. français, 10, i83.

2. Nouvelles acquisitions françaises, nos 2633 à 263;.

3. Ibid., i38? à i38<).

4. Ibid., 1773 et suivants.

5. C. 26, dossier 12.

6. Procès-verbaux des élections des députés de Draguignan, Grasse et Cas- tellane, 1891. C'est un article de M. Brette, dans la Révolution (1892), qui nous a donné cette indication, en même temps que celle relative à l'abbé Coster.

INTRODUCTION. XVII

d'écrits du même genre dans les archives publiques ou pri- vées ; tout cela viendra au jour tôt ou tard, il faut l'espérer, mais jusqu'à présent, on le voit, la liste est assez courte.

Pourtant, on le sent aisément, rien n'est plus précieux que ces notes quotidiennes, qui n'ont jamais été remaniées, qui nous donnent toutes chaudes les impressions de l'écrivain, impressions qui se modifient souvent par le jeu même des événements et par la réfiexion de l'auteur, mais qui, du moins, ont gardé leur sincérité première et n'ont pas pu être corrigées après coup, soit par un motif de crainte person- nelle, soit par un désir de popularité.

II.

L'aperçu qui précède peut faire comprendre avec quelle reconnaissance la Société d'histoire contemporaine accueillit un manuscrit que lui remettait son éminent président, M. de la Sicotière. C'était un recueil de lettres, ou plutôt de notes étendues, sur les travaux de l'Assemblée nationale, commen- çant au i3 juin 1789 et se terminant au 22 mars 1790, avec d'assez grandes lacunes. A part certains fragments et un petit nombre de corrections, les notes n'étaient pas autographes et elles n'étaient pas signées; mais quelques lettres d'envoi permettaient d'identifier l'auteur, un député de Bar-le-Duc nommé Duquesnoy, et, avec un peu plus de difficulté, le des- tinataire, le prince Emmanuel de Salm-Salm. M. de la Sico- tière, si compétent sur tout ce qui touche à la Révolution, avait reconnu la réelle valeur de cet écrit, et la lecture qu'en firent après lui plusieurs membres de la Société ne put que confirmer une appréciation qui avait déjà tant de poids par elle-même. Il fut donc résolu que le manuscrit serait publié, et l'on voulut bien nous en confier le soin.

Notre travail préparatoire était déjà presque terminé, lors- qu'une découverte inattendue vint nécessiter un remaniement complet. Nous avions, comme on l'a vu, cherché à nous rendre compte des écrits analogues qui pouvaient encore

JOURNAL DE DUQUESNOY. b

XVIII INTRODUCTION.

subsister. Au cours de nos recherches, il nous lut donné de rencontrer à la Bibliothèque nationale, dans les papiers provenant d'Alphonse de Beaucharap, un manuscrit en deux volumes i, tout à fait anonyme celui-là, mais qui attira sur-le- champ notre attention. Il commence au 3 mai et donne par conséquent ce qui manque au manuscrit de M. de la Sicotière, les débuts des Etats généraux. Le style nous frappa tout d'abord par sa ressemblance avec celui de notre manuscrit, et, lorsque nous arrivâmes au mois de juin, l'identité des textes nous prouva que nous venions de trouver un double du journal de Duquesnoy, paraissant avoir été adressé à ses amis de Lorraine, mais un double beaucoup plus complet, qui non seulement retraçait les premières séances des Etats généraux et du tiers, mais encore comblait les lacunes regret- tables que nous avions constatées, et nous conduisait jusqu'au 3 avril 1790. C'était donc une découverte fort opportune et qui ajoutait beaucoup à l'importance du premier document. Hâtons-nous de le dire, du reste, cette seconde copie, prise isolément, perdait un peu de sa valeur documentaire, car, sans le manuscrit de M. de la Sicotière, il eût été fort difficile, sinon impossible, d'en découvrir l'auteur.

Quoique cette trouvaille dût plus que doubler le volume de la publication, la Société d'histoire contemporaine décida que les deux manuscrits seraient fondus ensemble, ce qui offrait d'ailleurs peu de difficulté, vu la similitude généralement complète des textes.

Nous donnerons plus loin quelques détails nécessaires sur la partie matérielle de notre tâche et sur les manuscrits eux- mêmes.

III.

Il est temps maintenant de présenter au lecteur l'auteur du journal.

1. Nouv. acq. fr., n0' 224-225.

INTRODUCTION. XIX

Sans être célèbre, Duquesnoy a eu de son temps une cer- taine notoriété, et son nom ligure dans tous les dictionnaires biographiques, qui ont commis à son sujet d'assez nombreuses erreurs. Nous allons tâcher de le mettre dans son vrai jour, en nous attachant surtout à sa vie politique.

Et d'abord notre personnage n'a rien de commun ni aucun lien de parenté avec Duquesnoy, député du Pas-de-Calais à la Convention, ancien moine, devenu un terroriste fanatique.

Adrien-Cyprien Duquesnoy, l'auteur du journal, est à Briey (Meurthe-et-Moselle), le 26 septembre 1759, d'une vieille famille lorraine établie à Briey depuis trois générations, et dont le premier auteur connu était noble Claude Duquesnoy, officier au régiment de la Ferté, vivant dans la première moi- tié du xviie siècle 1. Adrien Duquesnoy était fils de Louis- Charles ou Charles-Louis 2 (1714-1770), procureur du Roi au bailliage royal de Briey, et de Jeanne Perrier ou Perrière 3.

Il avait deux frères. Joseph-Clément, son aîné, d'abord pro- cureur du Roi au bailliage de Briey, émigra en 1792, fut ensuite avocat, professeur de législation et recteur à Metz. Il mourut en 1826, en Saxe, chez sa fille, la baronne Hesseler. Son fils, officier d'artillerie, avait été tué à Wagram. C'est Joseph- Clément que la marquise de Raigecourt, dans une lettre du 18 août 1792 4, appelle le bon, V honnête homme, tandis que, fort injustement, elle traite l'ancien député de scélérat.

Le second frère, Louis-Michel, avait d'abord été juge au tribunal de Briey. Incarcéré sous la Terreur et jusqu'en 1796,

1. Nous avons eu entre les mains la copie d'une généalogie très détaillée dressée par Jean-Nicolas Sechehaye, juge de paix à Metz, père, croyons- nous, du président actuel du tribunal de Briey, auquel appartient l'origi- nal. La copie nous a été très gracieusement communiquée par M. de La- bry et nous sommes heureux de lui offrir ici tous nos remerciements, ainsi qu'à M. Sechehaye, qui a bien voulu nous envoyer de précieux ren- seignements biographiques, et à M. le comte de Puymaigre, qui a été notre très obligeant intermédiaire.

2. Louis-Charles, d'après son acte d'inhumation.

3. Perrière, d'après l'acte précité.

4. Correspondance du marquis et de la marquise, de Raigecourt.... Paris, 1892, in-8, p. 36o. (Société d'histoire contemporaine.)

XX INTRODUCTION.

il devint juge au tribunal d'appel de Metz et mourut en 1827, laissant un fils nommé Augustin, qui, après avoir été magis- trat, dirigea une verrerie à Pépinville. Un de ses descendants mâles existait encore il y a quelques années.

On a peu de détails sur la vie d'Adrien Duquesnoy avant la Révolution. Les biographies disent qu'après de brillantes études à Metz, il se fit recevoir avocat et revint demeurer à Briey, il se livra aux lettres et à l'agriculture. Nous pen- sons que son exploitation agricole était à Vaux (commune de Gosnes, arrondissement de Briey); c'est du moins l'indica- tion que donne, en 1794, l'arrêt du tribunal révolutionnaire dont il sera question plus loin. Il se fixa ensuite à Nancy, sans doute à l'occasion de son mariage avec une demoiselle Jadelot 1, mariage dont nous ignorons la date. Quoique Duques- noy se fût fait inscrire au barreau du parlement de Nancy, il ne semble pas qu'il y ait, pas plus du reste qu'à Briey, exercé sérieusement la profession d'avocat. En tout cas, il montre dans son journal le plus profond dédain pour les avocats et les hommes de loi en général. On peut lire ce qu'il écrit le 3o mai sur cette « foule de gens de robe.... ayant joui d'une « petite réputation dans le petit barreau de leur petite ville ». Le 28 octobre, il les appelle de « petits et misérables forma- « listes ». Il semble ne se croire rien de commun avec eux, et ses goûts le portaient évidemment dans une direction fort différente. A Nancy, il était membre de la Société libre des sciences, arts et belles-lettres, et aussi du Conseil de com- merce. Il y avait du reste une bonne situation, et jouissait de la considération publique, puisqu'en 1787 il fut appelé à l'assemblée provinciale de Lorraine. Quoique, sur les listes des États généraux, il soit qualifié de syndic, il n'avait pas eu ce titre pendant la session de l'assemblée provinciale, et ne fut même pas désigné pour faire partie de l'assemblée inter- médiaire chargée de fonctionner après la séparation de l'as-

1. Il y a eu à Nancy deux médecins de ce nom, ayant tous deux une grande réputation, mais ni l'un ni l'autre n'était le beau-père de Duques- noy, qui portait le prénom de Fidel (voy. p. xxxm).

INTRODUCTION. XXI

semblée provinciale. Ce fut cependant cette assemblée inter- médiaire qui le choisit plus tard pour l'un de ses syndics.

IV.

Voici Duquesnoy député aux Etats généraux, et son jour- nal nous permet d'apprécier son caractère et ses idées. C'est ce que nous allons essayer de faire ici; non pas, hâtons-nous de le dire, qu'il nous semble bien nécessaire de connaître le fond de la pensée de ce personnage obscur, simple comparse du grand drame qui commence, mais il est, en quelque sorte, le type du député intelligent et modéré du tiers ; il en a les qualités et les défauts, les impressions changeantes, et, au milieu de principes faux et dangereux, un fond d'esprit d'ordre et de conservation. Il y a matière à une étude intéressante qui nous mettra à même de signaler, dans le journal, les passages les plus dignes d'attention.

Tout d'abord, les dispositions de Duquesnoy sont assez curieuses à observer. On l'a vu, il aime peu les gens de robe, qui forment les deux tiers de son ordre, mais il juge l'en- semble encore plus sévèrement. Il ne voit que des « figures « comiques et ignobles » (i3 mai) ; il ne trouve que des « têtes « chaudes, sans mesure et sans modération ».

Comme la grande majorité du tiers, il professe un grand respect pour le Roi, auquel il reproche seulement sa faiblesse. La Reine, il ne l'attaque jamais, mais il déteste son entourage. La noblesse ne lui inspire pas cette haine jalouse qui n'est que trop commune dans le tiers ; tout en regrettant son ton cassant, qui empêche la réunion des ordres, il donne assez souvent des éloges, dans l'origine surtout, à sa fermeté et à sa loyauté. Semblable en cela à presque tous ses contempo- rains, il est de parti pris très peu sympathique au clergé en général, mais néanmoins assez indulgent pour les individus, sauf pour ceux qu'il juge exagérés dans un sens ou dans l'autre, comme Grégoire, Talleyrand, Maury, etc.

C'est, en somme, au début, un homme raisonnable, très

XXII INTRODUCTION.

porté à la conciliation, sans idées bien arrêtées, et au fond presque embarrassé de son mandat; et, quoiqu'il montre sou- vent une indulgence excessive pour le duc d'Orléans, rien, ni à ce moment ni plus tard surtout, ne semble motiver l'as- sertion de Beaulieu l sur son affiliation au parti du Palais- Royal. Dès l'ouverture des Etats, il s'est senti découragé par les discours du Roi et de Necker; les délibérations tumul- tueuses des communes l'ont étourdi et dégoûté ; il ne voit pas clair dans ce désordre. Il ne semble pas se rendre bien compte de la pensée tenace et à peu près unanime qui surnage sur tout cela : la réunion et le vote par tête. S'il la comprend, il ne pense pas qu'on puisse la réaliser sans atermoiements et sans concessions ; les i3 et i5 mai, il écrit qu'il serait peut-être à propos de suspendre momentanément les Etats ; les préliminaires de conciliation le laissent incré- dule. Bref, il fait preuve dans toute cette période de beau- coup d'hésitation et d'une assez médiocre perspicacité.

Peu à peu la situation se modifie. La faiblesse incurable du gouvernement, le conflit qui s'accentue entre la noblesse et le tiers, inspirent àDuquesnoy de vives appréhensions (lettre du 22 mai). 11 s'anime pourtant de temps à autre, par exemple quand il entend cette fameuse motion de Sieyès qui amène le tiers à se proclamer Assemblée nationale. Par contre, le ser- ment du Jeu de paume, auquel il ne consacre que quelques lignes, n'a pas le don de l'enthousiasmer. Il l'a prêté parce qu'il ne pouvait pas faire autrement, mais c'est, à son sens, un acte de légèreté dont on n'a pas prévu les suites : le minis- tère est bien coupable d'avoir, par sa maladresse, amené un pareil éclat.

La séance royale du 23 juin, dont il rend assez bien la phy-

i. Beaulieu, le rédacteur de l'article sur Duquesnoy dans la Biographie Michaad, avait travaillé aux premiers journaux delà Révolution. Il con- naissait donc très bien les hommes et les événements de ce temps, mais c'était un royaliste exalté, qui ne pouvait guère sympathiser avec Duques- noy, royaliste lui aussi, mais libéral et souvent aventureux, et qui se mon- tra quelquefois presque révolutionnaire.

INTRODUCTION. XXIII

sionomie, excite son indignation, et il approuve cette fois hautement la résistance du tiers ; il devient même lyrique en racontant l'ovation que l'on fait le soir à Necker.

Quand la majorité du clergé se réunit au tiers le 24 juin, Duquesnoy enregistre le fait sans paraître en sentir l'impor- tance, et il ne parle même pas de la fameuse séance tenue le 22 juin à l'église Saint-Louis. Mais, lorsque quarante-cinq gen- tilshommes viennent à leur tour le 25, il montre une véritable émotion, et il croit enfin à la réunion complète, qui eut lieu en effet le 27. Quelle reconnaissance pour la noblesse, qui sauve l'État, qui affermit le Roi sur son trône, et vient ainsi d'assurer à jamais ses droits et ses propriétés! Et pour Necker, n'est-ce pas « le jour de la plus grande gloire que « puisse acquérir un homme ? »

Mais la réunion, qui devait tout sauver, n'a pas mis fin aux difficultés; les intrigues se croisent *; une partie de la no- blesse, venue à contre-cœur, forme des conciliabules. La cour se prépare à un coup de force, on rassemble des troupes, Necker est renvoyé, et à Paris éclatent les troubles qui aboutissent à la prise de la Bastille. Ce gros événement, nous n'avons pas besoin de le dire, occupe beaucoup notre auteur. Comme tous ses contemporains, il adopte cette légende men- songère que les travaux modernes ont tant de peine à déraci- ner. La trahison du gouverneur, la ruse infernale employée par lui pour attirer les assaillants et les mitrailler à loisir, telle était la version qui courait et qu'on se gardait bien d'ap- profondir ; car, tout en regrettant cette émeute sanglante et

1. On comprendra que, dans une esquisse aussi rapide, nous ne puissions que mentionner les jugements portés par Duquesnoy sur les principaux leaders de l'Assemblée. Ces appréciations au jour le jour sont pourtant une des curiosités du journal. En dehors de la grande figure de Mirabeau, qui revient presque à chaque page, Sieyès, Maury, Bailly, Talleyrand, Bar- nave, Mounier, Thouret, Robespierre et tant d'autres passent sous les yeux du lecteur, non pas toujours, peut-être, avec leur vrai caractère, mais tels que Fauteur les voit sous l'impression du moment, impression à laquelle le temps et les événements apportent des modifications, et quel- quefois des changements complets.

XXIV INTRODUCTION.

les meurtres impardonnables qui l'avaient suivie, tout en crai- gnant ses conséquences, l'Assemblée n'était pas fâchée au fond de la chute de ces tours, elle avait craint un moment de voir enfermer ses principaux chefs. Elle voyait en outre dans ce déchaînement populaire la condamnation déiinitive de toutes les velléités de réaction de la cour, et elle était dis- posée à jeter un voile sur les abominables détails de l'événe- ment. Les lettres de cette époque sont curieuses à lire. Celle du 16 juillet montre bien l'incertitude des modérés : l'indisci- pline des gardes-françaises a été un bonheur, pensent-ils, parce qu'elle a empêché un conflit entre l'armée et le peuple, mais cela ne peut durer, et l'on ne peut tolérer que 200,000 Pa- risiens restent en armes ; « il faut se hâter de remettre le Roi « sur le trône, les magistrats en activité, l'armée sous la disci- « pline » (18 juillet). A ce moment, Duquesnoy paraît avoir fait la singulière proposition de déclarer la puissance exécutrice vacante, pour la rendre ensuite au Roi lorsque tout serait remis en ordre. C'est du moins ce qu'il rappelle dans sa lettre du 22 février 1790, ne paraissant pas se douter que c'eût été simplement précipiter la chute de la royauté.

Necker a été rappelé sous la pression de l'émeute ; on a un instant de calme relatif, mais Paris est toujours là, attentif et impérieux, et tout prêt à rentrer en scène.

Nous arrivons à la nuit du 4 août. Le compte rendu est un peu court, mais c'est un tableau plein de vie et de vérité. L'auteur se laisse d'abord entraîner par le courant, il en sort épuisé, haletant, mais il se ressaisit bientôt. « On a fait en « six heures ce qui devait durer six mois.... Nous avons table « rase, il faut se hâter de reconstruire » (n août). Tous les articles sont bons, mais il ne fallait pas tant faire à la fois, il fallait remplacer à mesure tout ce qu'on supprimait. La peur et la vengeance, dit-il un peu sévèrement, ont amené ce vote précipité ; précipitée aussi la proposition du marquis de la Coste de mettre la main sur les biens du clergé, quoiqu'au fond Duquesnoy trouve que le projet peut avoir du bon (9 août).

INTRODUCTION. XXV

On discute la constitution, et notre auteur en profite pour nous donner une théorie à la Jean- Jacques. Il a, dit-il, pro- posé dans son bureau d'imprimer le Contrat social en tête de la constitution ; mais, en bon opportuniste, il s'empresse d'ajouter : « Ce livre est trop fort pour nous, il nous faut vingt « ans pour pouvoir le lire » (19 août).

Il serait difficile et sans grande utilité de suivre pas à pas notre journal, mais il est bon de noter dans la lettre du 3i août l'opinion de Duquesnoy sur la dénomination de gou- vernement monarchique. On ne trouve ni au Moniteur ni aux Archives parlementaires aucune trace d'un discours de Duquesnoy sur cet objet, mais pourtant il a réellement formuler à la tribune la thèse développée dans ses lettres. Beaulieu 1 donne, en effet, l'analyse d'un discours prononcé par lui dans ce sens à la séance du 28 août, et en profite pour lui attribuer des opinions presque républicaines. Il suffit de lire les réflexions de la lettre du 3i août pour comprendre qu'il s'agit simplement d'une discussion théorique, d'une question de définition absolument indépendante de la forme effective du gouvernement. Il faut voir aussi, quelques pages plus loin (3 septembre), ce qui est dit du veto, « sauvegarde « de l'autorité royale, qui, bien ordonnée, est la sauvegarde « de la liberté publique ».

Dans toute la suite de cette discussion, Duquesnoy émet beaucoup de réflexions pleines de sens et de modération, qui font parfois contraste avec des échappées à la Rousseau et des conceptions assez bizarres. Beaulieu le range parmi les partisans d'une Chambre unique ; la lettre du 19 septembre nous le montre d'un avis absolument contraire ; il signale les dangers de cette organisation, surtout si l'on n'accorde pas le veto, mais il ne pense pas que l'Assemblée, dans son état d'esprit actuel, se décide jamais à adopter deux Chambres.

1. Essais historiques sur la Révolution, t. II, p. 110. Voy. aussi la Biogra- phie Miehaud et M. de Bacourt dans l'introduction de la Correspondance du comte de la Marck, t. I, p. 220. M. de Bacourt a suivi évidemment la Biographie Miehaud,

XXVI INTRODUCTION.

Il est loin d'approuver les réserves du Roi lorsqu'il s'agit de sanctionner les décrets du 4 août, quoiqu'il conserve son opinion sur ce que ces décrets ont de prématuré. Quand le Roi cède devant l'attitude de l'Assemblée, tout lui paraît sauvé, surtout lorsqu'on a enfin voté le veto suspensif. Il défend ar- demment le ministère contre ses ennemis acharnés: Talley- rand, Mirabeau, etc. A son avis, si l'on parvient à reconsti- tuer les finances, la situation sera bonne, et ce sera le Roi qui aura le plus gagné à la constitution, puisqu'il sera enfin le roi de ses ministres (21 octobre).

Le régiment de Flandre a été appelé à Versailles. Duques- noy approuve hautement cette mesure, « Le despotisme n'est « plus à craindre ; c'est l'anarchie seule qui peut retarder les « progrès de la liberté. » Mais vient le banquet des gardes du corps, manifestation puérile et peu dangereuse au fond, mais éminemment impolitique, et qui devait avoir de si fu- nestes conséquences. Il n'en parle qu'à regret, cherchant à atténuer la faute commise. Il faut noter ici le commentaire que, d'après le journal (7 octobre), Mirabeau lui-même aurait fait de sa menace de dénoncer la Reine. C'est, croyons-nous, une explication que l'on ne retrouve pas ailleurs.

La famine était venue en aide aux démagogues de Paris. Voilà, le 5 octobre, Versailles inondée de femmes, de brigands armés, que le faible et présomptueux La Fayette suit forcé- ment avec sa garde nationale. L'Assemblée est envahie par des poissardes qui demandent du pain. Le lendemain matin, c'est le tour du château, les souverains courent les plus grands dangers ; des gardes du corps, qui cherchent à les protéger, sont massacrés presque sous leurs yeux. Le journal nous donne un récit animé de ce qui s'est passé à l'Assemblée ; il raconte aussi le terrible voyage de la famille royale de Versailles à Paris : vraie voie douloureuse ! « Ce sera, dit-il, l'opprobre « éternel de la nation » (7 octobre), et, longtemps encore après l'événement, il en suit tristement les effets, en cherche les au- teurs et commente le départ précipité du duc d'Orléans pour une mission, 1res réelle (on le sait maintenant), mais qui n'é-

INTRODUCTION. XXVII

tait qu'un prétexte pour l'éloigner momentanément du théâtre de ses intrigues.

Les lettres qui précèdent et qui suivent l'installation de l'Assemblée à Paris méritent d'être lues avec attention. Elles peignent au vif l'affolement du gouvernement, maintenant pri- sonnier de l'émeute, l'incertitude et l'effroi de l'Assemblée, fort diminuée en nombre par la fuite d'un grand nombre de ses membres, et qui cherche à continuer ses travaux, tout en écoutant s'il ne monte pas de la rue quelque bruit d'insurrec- tion.

C'est dans ce moment si troublé qu'on discute la question des biens du clergé, et que, par un euphémisme à Mira- beau, on les déclare à la disposition de la nation. La défense, Duquesnoy n'est pas le seul à en convenir, avait été beaucoup meilleure que l'attaque. Qu'importe ! la décision était prise d'avance, et, si l'on hésitait à voter sur l'heure, c'est qu'on cherchait à colorer la spoliation sous des sophismes plus ou moins juridiques, c'est qu'on n'en était pas encore à oser in- voquer ouvertement l'argument cher aux révolutionnaires et aux despotes, la raison d'État.

Bientôt les discussions s'enchevêtrent sans fin : c'est la constitution que l'on cherche à achever, les plans de finances qui surgissent de tous côtés sans jamais aboutir, la division en départements, qui se terminera péniblement en février et que Duquesnoy appuie de toutes ses forces ; c'est aussi l'or- ganisation des municipalités, des assemblées primaires, des assemblées administratives ; puis, en décembre, la loi si im- portante sur les non-catholiques, qui vient compléter les mesures libérales prises par Louis XVI en 1787, au sujet de l'état civil des protestants. En février, c'est la suppression des ordres religieux, corollaire naturel de la confiscation des biens ; la lettre du 11 février, qui traite ce sujet, est curieuse à lire. Plus curieuse encore celle du i3, sur la religion d'Etat. On voit poindre dans l'argumentation le germe de la consti- tution civile du clergé, déplorable et faux système qui allait condamner les prêtres à l'apostasie ou à la fuite, digne cou-

XXVIII INTRODUCTION.

ronnement, dans l'ordre des idées religieuses, de la série des erreurs et des fautes de la Constituante. En mars, viennent le décret sur l'armée, les discussions sur les colonies et la traite des nègres ; en avril enfin, la réorganisation de la ma- gistrature. Tout cela interrompu à chaque instant par les mille détails de tout genre qui sont soumis journellement à l'Assemblée : troubles dans les provinces, conflits locaux, dénonciations de tout et de tous, sans compter les essais de résistance de certains parlements et les grands procès poli- tiques de Besenval et de Favras.

Duquesnoy nous renseigne d'une façon intéressante sur cette période agitée l'Assemblée, sans pouvoir s'arrêter, glisse rapidement sur la pente dangereuse, les modérés, à la fin sérieusement effrayés, cherchent en vain à enrayer le mouvement. Le journal nous montre surtout les dessous poli- tiques, il nous peint l'attaque acharnée dirigée contre les ministres par des ambitieux sans scrupules. Il donne çà et quelques considérations générales ; on peut citer, le 24 décembre, une appréciation de tous les présidents qui se sont succédé ; le 28 février, un tableau des partis ; enfin, dans la dernière lettre (qui n'est pourtant pas une conclusion), un jugement d'ensemble sur l'Assemblée.

V.

C'est le 3 avril 1790 que Duquesnoy écrit son dernier bulle- tin. Il serait permis de croire qu'il avait jugé ce travail inu- tile, en présence des nombreux journaux qui publiaient alors le compte rendu de l'Assemblée, et des progrès incontestables qu'avait faits leur rédaction. Il semble pourtant qu'on peut encore assigner un autre motif à cette détermination.

Le dépouillement des papiers trouvés aux Tuileries dans l'armoire de fer fit découvrir que, sous l'empire des craintes que depuis longtemps nous a révélées son journal, Duquesnoy s'était, avant février 1790, mis en rapport avec Laporte, l'homme de confiance du Roi (ce qui donna lieu à une dénon-

INTRODUCTION. XXIX

dation dont il sera parlé plus loin). N'est-il pas assez vrai- semblable que Duquesnoy, qui aimait à écrire, ait, dès cette époque, rédigé pour la cour, comme il le fit plus tard, un bul- letin confidentiel des séances de l'Assemblée, et qu'il se soit vu dans l'impossibilité matérielle de suffire aux deux rédac- tions? C'est une hypothèse qui est au moins admissible.

En tout cas, il avait certainement noué ces relations avant que l'entente de Mirabeau avec la cour eût été conclue, et il paraît difficile de trouver aucune corrélation entre ces deux faits. On voit, en effet, par le journal, quelles étaient les idées de Duquesnoy sur le grand tribun. C'avait été dans l'ori- gine de l'horreur et du mépris : puis des relations person- nelles s'étaient établies ; l'admiration de notre député pour les talents de Mirabeau, pour sa prodigieuse énergie, avait amené entre eux, en octobre 1789, un rapprochement mo- mentané ; mais l'hostilité haineuse de Mirabeau envers Nec- ker avait provoqué une rupture, et l'on peut affirmer qu'au commencement de 1790, les deux hommes étaient loin de sympathiser.

On sait que c'est au mois de mai 1790 que des communica- tions suivies s'établirent entre Mirabeau et l'entourage du Roi l. Le ministre Montmorin y prit bientôt une grande part et il vou- lut utiliser les services de Duquesnoy, qu'il regardait comme un homme actif, intelligent, et surtout adroit. Mais Mirabeau se défiait du député et exigea qu'il servît seulement d'intermé- diaire avec les membres de l'Assemblée, sans être mis tout à fait dans le secret 2. Il est probable que cette réserve ne dura pas bien longtemps ; ce qui est sûr, c'est que, d'après la correspondance de La Marck 3, Duquesnoy, à cette époque,

1. On comprendra que nous ne puissions pas donner ici le récit de eette intrigue si extraordinaire. Nous renvoyons donc le lecteur à la Correspon- dance du comte de La Marck, et aux travaux publiés sur Mirabeau. Nous chercherons seulement à montrer le rôle, secondaire d'ailleurs, que Du- quesnoy joua dans cette affaire, d'après La Marck et son éditeur, M. de Bacourt.

2. La Marck, t. II, p. 4X4 à. 5o4.

3. Ibid., t. III, p. 55.

XXX INTRODUCTION.

envoyait tous les jours au ministre un bulletin de l'Assem- blée, et qu'il était en rapports très suivis avec Montmorin, Mirabeau et La Marck. Aussi fut-il très inquiet au moment de la mort de Mirabeau ; il craignait qu'on ne mît les scellés sur les papiers et que l'on ne découvrit toute l'intrigue. C'est un danger auquel il échappa cette fois.

On comprend que c'était un côté caché de la vie de Du- quesnoy *; son rôle à la Constituante n'en était pas moins actif. On l'y voit prendre souvent la parole sur des objets très variés, et généralement avec modération. 11 soutient notam- ment, en mai 1790, la motion de Mirabeau qui donnait au Roi le droit de déclarer la guerre, sous certaines réserves déforme destinées à sauvegarder la susceptibilité de l'Assemblée. Sur tout ce qui touche à l'ordre public, au maintien de l'autorité, il se montre très net et animé des meilleurs principes ; mais ce qui peut étonner quand on connaît ses attaches secrètes avec la cour, c'est qu'il manifeste toujours les mêmes idées sur les biens ecclésiastiques, sur les congrégations, sur la constitution civile du clergé. Il faut savoir lire entre les lignes pour soupçonner que parfois, tout en approuvant les décrets de l'Assemblée, il excuse timidement le retard qu'apporte le gouvernement à sanctionner, puis à exécuter des mesures si manifestement opposées aux sentiments intimes du pieux Louis XVI. Mais ces sentiments, il les respecte bien peu lui- même quand, dans une lettre du 17 avril 1791 2, il demande que l'on obtienne du Roi, dans un intérêt politique, d'assister aux offices des prêtres constitutionnels et de ne pas en em- ployer d'autres pour sa chapelle.

Au commencement de décembre 1790, Duquesnoy avait en- trepris la publication d'un journal, l'Ami des patriotes on le Défenseur de la Révolution, subventionné, dit-on, par la liste

1. Le secret n'était pas pourtant très bien gardé, et Ton voit Barnave, dans la séance du 22 mai 1790, incriminer à mots couverts certains députés en rapport avec les ministres. Duquesnoy releva rinsinuation comme si elle le visait personnellement.

2. La Marck, t. III.

INTRODUCTION. XXXI

civile. Nous avons parcouru les trois premiers volumes (de novembre 1790 au 27 septembre 1791), qui sont l'œuvre per- sonnelle de notre auteur. C'est un ouvrage politique pério- dique plutôt qu'un journal, et il renferme plus de dissertations que de faits. Mirabeau y reçoit des éloges continuels et sa mort est l'occasion d'un panégyrique enthousiaste. Barnave, pour lequel, de tout temps, Duquesnoy s'est montré si sévère, est mentionné souvent avec beaucoup d'aigreur. C'est seule- ment après le retour de Varennes, quand Barnave se prononce nettement pour le Roi, que le ton se radoucit et qu'on le féli- cite, en même temps que Lameth et Duport, « d'expier, de ré- « tracter leurs erreurs passées ». La fin de la Constituante fut aussi pour Duquesnoy la fin de sa carrière de journaliste pa- risien, et Y Ami des patriotes fut repris parRegnault de Saint- Jean d'Angély.

Duquesnoy, môme après la mort de Mirabeau, avait con- servé des relations avec le comte de la Marck ; mais le chef du complot n'était plus là, avec son indomptable énergie, son éloquence sans rivale, ses mille ressources d'invention. Il n'était plus permis de se faire illusion, surtout depuis la fuite de Varennes; la cause royale était bien perdue. Duquesnoy ne devait donc pas conserver beaucoup d'espoir lorsqu'à la clôture de la session, il regagna Nancy.

VI.

D'après la correspondance de La Marck, notre personnage s'était engagé à continuer dans sa province ses services à la cause royale. Il n'est pas probable que ce concours ait pu être bien effectif. Nommé directeur des postes à Nancy, il se mit pourtant à la tète des modérés et fut élu par eux maire de la ville, le i5 février 1792.

Ses fonctions ne durèrent que dix mois, mais dix mois, c'était un siècle en 1792. Duquesnoy, disent les chroniqueurs de Nancy, sut, au moment des grandes levées, émouvoir le patriotisme des Nancéiens; mais on lui reprocha, et on lui

XXXII INTRODUCTION.

reproche encore amèrement i, d'avoir contribué pour une large part à la destruction de la belle statue de Louis XV, érigée sur la place Royale. Il y eut à ce propos une très vive agitation locale, pétitions, contre-pétitions, conflits entre les assemblées élues, ce qui n'empêcha pas que la statue ne fût brisée dans le courant de novembre, et ses fragments envoyés à la Monnaie. Cette affaire nuisit beaucoup à la popularité du maire, et on lui sut peu de gré de l'énergie dont il lit preuve contre les excès d'un bataillon de Marseillais fédérés de pas- sage à Nancy 2.

Les événements du 10 août avaient, il n'est pas besoin de le dire, réduit le parti modéré à la plus triste situation. Quoi- que Duquesnoy eût plus d'une fois donné des gages de son patriotisme 3, il était depuis longtemps fort suspect aux Jaco- bins ; il le devint tout à fait par la découverte des papiers conservés dans la fameuse armoire de fer. On y trouva deux lettres de Laporte au Roi, datées des 19 et 20 février 1790, qui, sans être très compromettantes pour Duquesnoy, prou- vaient tout au moins qu'il était en rapports journaliers avec Laporte, et le tenait au courant de ce qui se passait à l'As- semblée. C'était, à ce moment, plus que suffisant pour perdre un homme. Aussi, quand le fait fut porté à la connaissancee de la Convention, Merlin demanda-t-il l'arrestation de Duques- noy, qui fut immédiatement décrétée. Il fut incarcéré à Nancy le 7 décembre 1792, et, quelques jours après, il était remplacé comme maire. Sa détention ne se prolongea guère qu'un

1. Voyez notamment Gh. Courbe, Promenades historiques à travers Nancy. i883, in-8, p. 368 et suiv.

2. On dit qu'à cette époque Duquesnoy était le rédacteur en chef du Journal de Naney et des frontières, et ses détracteurs assurent que cette feuille était rédigée dans un fort mauvais esprit. Nous n'avons pu consul- ter qu'une collection très incomplète ; dans aucun des numéros qui ont passé sous nos yeux ne se trouvait le nom de Duquesnoy. Le journal, du reste, nous a paru assez incolore, dans le ton général des fouilles du temps, mais sans aucune apparence d'exaltation révolutionnaire.

3. Au commencement d'août 1792, il avait mis l'Assemblée législative sur la voie d'un complot très sérieux qui se tramait dans le Dauphiné (séance du 1er septembre 1792).

INTRODUCTION. XXXIII

mois. Son beau-père, Fidel Jadelot, adressa en sa faveur une pétition à la Convention, qui, le 4 janvier 1793, sur l'avis de sa commission des douze, ordonna la mise en liberté x. La Con- vention était ce jour-là en veine de clémence ; il est vrai que le tribunal révolutionnaire ne fonctionnait pas encore.

Mais les mauvais temps n'étaient pas finis. A la séance du 24 août 1793 2, Julien de Toulouse, au nom du comité de sûreté générale, lit connaître que la société populaire de Nancy avait été épurée, le 27 juillet précédent, par un commis- saire du pouvoir exécutif nommé Maugé. On avait chassé quatre-vingt-huit membres, « tous d'inclinations perverses, » et entre autres Duquesnoy, directeur des postes, « générale- « ment désigné comme un ennemi implacable de la patrie ». Mais les modérés étaient eocore puissants à Nancy, et, la nuit même de son expédition, Maugé avait été arrêté par ordre de la municipalité/Julien lit adopter sur l'heure un décret qui ordonnait la mise en liberté de Maugé, l'arrestation de plu- sieurs membres de la municipalité et la destitution de pres- que tout le conseil général de la commune. L'article 5 portait que Duquesnoy serait révoqué de ses fonctions de directeur des postes.

D'après Beaulieu 3, qui fait une confusion de dates, il aurait été à ce moment arrêté une première fois, puis relâché et incarcéré de nouveau en 1794. Nous croyons que la première des arrestations dont parle Beaulieu est celle de décembre 1793, et que la dénonciation de Julien amena seulement la destitution de Duquesnoy. Mais il fut, en effet, arrêté un peu plus tard, dans les premiers mois de 1794, et c'est à cette nouvelle incarcération qu'il faut rapporter une anecdote que l'on trouve dans les Mémoires secrets de d'Allonville 4 ;

1. Tout ce qui précède est extrait d'un rapport de la commission des douze (pièce in-8 de l'Imprimerie nationale, appartenant à M. de la Sicotière).

2. Réimpression du Moniteur, t. XVII, p. 485.

3. Biographie Michaud. Cette erreur a été reproduite par les autres bio- graphes.

4. T. III, p. 210. Nous devons l'indication de ce passage à la bienveil- lance de M. de la Sicotière.

JOURNAL DE DUQUESNOY. C

XXXIV INTRODUCTION.

celui-ci la tenait, dit-il, de la bouche même de Duquesnoy. Arrêté à Nancy sous l'inculpation de fédéralisme, il aurait été conduit à Paris par un gendarme chargé, en même temps, de remettre à qui de droit les pièces concernant son prisonnier. Mais ce gendarme, ému de compassion, imagina, pour sauver notre auteur, un moyen assez singulier; c'était de brûler les papiers, et, au lieu de le faire enfermer avec les suspects, de le mener à la Force, étaient détenus les bandits et les gens sans aveu. « Ce n'est pas là, disait-il, le gibier que l'on chasse « maintenant. » Duquesnoy consentit naturellement et put ainsi échapper à la guillotine. Il ne comparut devant le nou- veau tribunal révolutionnaire que le 9 octobre 1794, et fut immédiatement relaxé.

Nous n'entendons plus parler de lui jusqu'au 18 brumaire. D'après les biographies, il aurait été nommé à cette époque chef de bureau au ministère de l'intérieur et, si l'on en croit Beaulieu, chargé d'aider de ses conseils le ministre d'alors, Lucien Bonaparte. Appelé ensuite au Conseil de commerce, il y fut chargé de travaux importants, tels que la statistique de la France par départements. Le 4 frimaire an IX, il fut nommé maire du Xe arrondissement de Paris 1, puis administrateur des Sourds-Muets, et, le 29 ventôse, membre du conseil géné- ral des hospices 2. Il était à cette époque en pleine faveur ; sa maison, d'après Bégin 3? était montée avec une magnifique

1. Dès son installation il s'occupa des questions de bienfaisance, et nous avons sous les yeux une plaquette de quatre pages (appartenant à M. de la Sicotière) relative à une souscription qu'il ouvrait pour l'organisation d'un atelier de travail destiné aux pauvres valides des deux sexes. Ce pros- pectus n'est pas signé de lui, mais il s'y trouve joint une lettre d'envoi portant sa signature. D'après Bégin (Biographie de la Moselle), il aurait aussi entretenu à ses frais un hospice les jeunes iilles pauvres appre- naient à travailler.

2. Son nom figurait en cette qualité sur une plaque en cuivre constatant la pose de la première pierre d'un des bâtiments de l'Hôtel-Dieu, le Ier vendémiaire an XII. Cette plaque a été retrouvée le 18 septembre 1877, sous une colonne du portique de l'Hôtel-Dieu (Bulletin de la Société de l'histoire de Paris, 1877, p. i55).

3. Biographie de la Moselle.

INTRODUCTION. XXXV

prodigalité, et il tenait table ouverte pour les célébrités de l'ancien et du nouveau régime. Le 25 prairial an XII, il rece- vait la croix de la Légion d'honneur.

La fin de sa carrière fut moins heureuse. Au commence- ment de 1804, il avait, comme maire, procédé au mariage de Lucien Bonaparte avec Mme Jouberthon, mariage qui déplut fort à Napoléon. Duquesnoy subit, dit-on, le contre-coup de ce mécontentement et tomba dans la disgrâce du maître; il continue néanmoins à figurer sur l'almanach impérial comme maire du Xe arrondissement.

Mais ses affaires personnelles périclitaient sérieusement. Il avait, vers 1800, fondé près de Rouen 1 une importante fila- ture qui avait mal réussi ; hors d'état de faire face à ses af- faires, il résolut de se donner la mort, et, le 3 mai 1808, on trouvait son corps dans la Seine, près de Rouen.

Duquesnoy était un homme instruit et intelligent, ayant beaucoup de goût pour l'agriculture et l'industrie, très versé dans tout ce qui touche à l'administration et, en particulier, à l'assistance publique. Il avait fait, dit-on, plusieurs voyages en Suisse et en Allemagne, et il en avait profité pour augmen- ter ses connaissances pratiques. Il a laissé d'assez nombreux travaux et un certain nombre de traductions de l'anglais et de l'allemand.

On a de lui :

Mémoire sur l'éducation des bêtes à laine et les moyens d'améliorer l'espèce, par Ad. Duquesnoy. Nancy, 1792 et 1797, in-8. La première édition porte, à la suite du nom : Maire de Nancy 2.

20 Aperçu statistique des Etats de l'Allemagne (traduit de Hoek). Paris, an IX, in-fol.

Histoire des pauvres, de leurs droits et de leurs devoirs (traduit de Th. Ruggles). Paris, an X, 2 vol. in-8.

1. Bégin.

2. Nous avons parcouru ce livre, espérant y découvrir quelques données sur l'auteur, son exploitation agricole et aussi ses voyages à l'étranger, mais l'ouvrage est tout à fait impersonnel.

XXXVI INTRODUCTION.

Recherches sur le nombre des habitants de la Grande- Bretagne et de V Irlande (traduit d'Eden). 1802, in-8.

Il a également traduit plusieurs Essais de Rumford, et rédigé avec Camus un Rapport fait au conseil général des hospices. Paris, Baudouin, i8o3, in-4 et in-fol.

Il a aussi publié, de 1799 à 1804, un Recueil de Mémoires sur les hospices et les établissements d'humanité, traduits de l'anglais et de l'allemand (i5 vol. in-8), et fait paraître à ses frais la traduction des deux premiers volumes des Recherches asiatiques ou Mémoires de la société établie au Bengale.... Paris, Imprimerie impériale, i8o5, in-4, avec figures.

VII.

Il nous reste maintenant à donner quelques détails sur le document que nous publions et aussi certaines indications nécessaires au lecteur.

Comme on l'a vu plus haut, nous avons utilisé deux manus- crits différents. L'un, qui se trouve dans les papiers de Beau- champ, commence au 3 mai 1789 ; il est de beaucoup le plus complet, mais on y rencontre d'assez rares corrections de la main de l'auteur. L'autre débute seulement au 11 juin et se ter- mine un peu plus tôt que le premier ; il présente, nous l'avons dit, non seulement un certain nombre de corrections et de fragments autographes, mais aussi quelques lettres signées, et l'on voit, par ces lettres, que les bulletins étaient adressés à un certain prince Emmanuel, qualifié d'Altesse Sérénissime, mais dont le nom n'est écrit nulle part.

On nous permettra d'ouvrir ici une parenthèse au sujet de ce personnage, assez difficile à identifier. Il y avait, en effet, plus d'un prince Emmanuel en 1789 : plusieurs princes de Croy, un prince de Rohan, un prince de Savoie-Carignan, enfin un landgrave de Hesse-Rhcinfels. Ce dernier, Charles- Emmanuel de Hesse-Rheinfels ou Rothenbourg, était frère de la duchesse de Bouillon, plusieurs fois nommée dans les lettres, et il était certainement à Paris au début des Etats

INTRODUCTION. XXXVII

généraux et de l'Assemblée nationale. Il nous avait donc paru pouvoir être désigné d'une façon à peu près certaine comme le correspondant de Duquesnoy ; mais, lorsque le journal était déjà sous presse , notre excellent confrère, M. Paul Guilhiermoz i, voulut bien nous signaler un passage des Mémoires de Malouet 2 qui ne laisse aucun doute sur la véritable personnalité du prince. Il s'agit incontestablement d'Emmanuel-Henri-Nicolas-Léopold , prince de Salm-Salm (1742- 1808), le neuvième des treize enfants 3 de Nicolas-Léo- pold de Salm-Salm et de Dorothée-Françoise-Agnès de Salm. Chevalier de Malte de minorité, Emmanuel de Salm avait d'abord été colonel au service d'Espagne. Entré au service de France en 1773, il était devenu maréchal de camp en 1781. Toute sa vie, il fut amoureux de la duchesse de Bouillon 4, dit la vicomtesse de Noailles 5, et cette liaison, comme cela se voyait fréquemment alors, était connue et acceptée de tous ; aussi Duquesnoy, dans ses lettres, parle-t-il très ouvertement de la duchesse. Si nous ajoutons qu'aux élections des Etats généraux le prince de Salm avait été nommé suppléant par la noblesse de Nancy, on comprendra qu'il se soit tout natu- rellement trouvé en rapport avec Duquesnoy. Mais revenons à nos manuscrits.

Le 11 juin, Duquesnoy annonçait au prince qu'il lui ferait désormais l'envoi de son bulletin, et il commence en effet le i3. Jusqu'au 25, ce sont des notes très courtes, aux- quelles nous avons naturellement préféré les bulletins beau- coup plus complets du manuscrit de Beauchamp ; c'est le

1. Ce n'est pas la seule dette de reconnaissance que nous ayons con- tractée envers M. Guilhiermoz, et nous sommes heureux de le remercier ici du concours dévoué qu'il a bien voulu nous prêter pour la correction de la copie et des épreuves de ce livre.

2. 2e édition, 1874, t. I, p. 4^6.

3. Ou le sixième des quinze, d'après VAlmanach de Gotha de 1789.

4- Marie-Hedwige-Éléonore-Christine de Hesse-Rothenbourg (1748-1801), mariée en 1766 à Jacques-Léopold-Charles-Godefroi, prince héréditaire, puis duc de Bouillon, qui, par parenthèse, était à tous égards un fort triste personnage.

5. Vie de la princesse de Poix, p. 38,

XXXVIII INTRODUCTION.

25 juin seulement que les bulletins deviennent identiques dans les deux copies. Mais quelquefois l'un des deux présente des passages d'une certaine étendue, généralement des fins de lettres, qu'on ne rencontre pas dans l'autre. Assez fré- quemment aussi, des lettres entières, et même des séries de lettres, figurent seulement dans l'un des textes, presque tou- jours dans la copie Beauchamp. Les indications placées en tète de chaque lettre, indications reproduites dans les tables, renseigneront le lecteur à ce sujet. Nous avons aussi signalé par des notes tous les fragments un peu importants qui ne se trouvent que dans une des deux versions.

En résumé, le manuscrit Beauchamp renferme ni bulletins qui manquent au manuscrit de M. de la Sicotière ; celui-ci nous a donné seulement i5 bulletins ou lettres n'existant pas dans le premier ; i33 bulletins se trouvent dans les deux co- pies, et le chiffre total est de 259.

On remarquera que, dans notre édition, tous les bulletins ne sont pas suivis d'un tiret ; nous n'avons pas séparé ceux qui sont copiés à la suite les uns des autres sur les mêmes feuilles et sans interruption. Il y avait quelque intérêt à mar- quer qu'il ne pouvait y avoir aucune lacune entre les bulletins ainsi réunis par les copistes. Ajoutons enfin que nous avons conserver les numéros inscrits sur les lettres, de 1 à 82. Quoique Duquesnoy ait renoncé par la suite à ce numérotage, qui donnait lieu à de fréquentes erreurs, comme parfois il désigne les lettres par leurs numéros, il était impossible de les supprimer.

Le texte a été reproduit avec une scrupuleuse fidélité. Seu- lement, à l'orthographe si variable de cette époque de transi- tion, nous avons cru devoir substituer l'orthographe moderne, mais nous avons absolument respecté le style, malgré des incorrections qu'explique la rapidité forcée de la rédaction. Il a aussi paru nécessaire de rectifier les noms propres, très souvent défigurés. C'était une tâche assez difficile, que nous ne pouvons nous flatter d'avoir remplie complètement, à raison des nombreuses erreurs que présentent le Moniteur et les

INTRODUCTION. XXXIX

Archives parlementaires *. Le Dictionnaire des parlemen- taires, de MM. Robert et Cougny, quoiqu'il ne soit pas tout à fait exempt de fautes, nous a été d'un grand secours 2.

Au premier aspect, le livre paraîtra presque dépourvu de notes. Lorsque nous n'avions entre les mains que le manus- crit de M. de la Sicotière, nous avions préparé une annotation complète ; mais la découverte de la seconde copie augmentait notre texte de près des deux tiers, et, comme nous étions dé- cidé à ne lui faire subir aucune coupure, il devenait difficile de le renfermer dans les deux volumes que la Société d'his- toire contemporaine accordait à notre publication. Il a donc fallu modifier notre plan primitif et nous borner à quelques notes indispensables à l'intelligence du texte ; ce qui touche à la biographie et à la bibliographie a été rejeté dans un Index étendu, placé à la lin du second volume.

Nous avions aussi, dans l'origine, indiqué tout ce qui, dans les bulletins, diffère du texte du Moniteur ou des Archives parlementaires, ou y manque absolument. A ces notes, qui étaient fort nombreuses, nous avons substitué des astéris- ques, qui, placés devant un nom, un chiffre, une phrase, les signalent à l'attention 3.

Nous n'espérons pas avoir pu suppléer ainsi tout à fait aux notes de texte, quoique pourtant, en ce qui concerne les personnes, le système de Y Index présente d'incontestables avantages.

Qu'on nous permette, en terminant, de réclamer l'indul- gence pour notre travail de préparation, auquel nous avons donné tous nos soins, mais que diverses circonstances ont

i. On peut citer comme exemple ce député de Metz, invalidé par l'As- semblée (t. I, p. 38 et 45), qui est appelé dans le Moniteur tantôt de Poucet, tantôt de Poncin, et qui, d'après les recherches de M. Brette (La Révolution du 14 novembre i8y3), se nommait en réalité de Pontet. Nous rectifions cette erreur à V Index.

•2. Il nous a beaucoup servi également pour la rédaction de notre Index.

3. Voy. la note de la page i (t. I). Il n'est pas inutile d'ajouter que très rarement Duquesnoy donne les termes exacts des décrets, lettres, etc., ci- tés par lui, et il sera toujours bon de se reporter aux textes officiels.

XL INTRODUCTION'.

rendu un peu plus hâtif que nous ne l'eussions désiré. Tel qu'il est, nous pensons qu'il peut rendre au lecteur des services appréciables.

Quant à l'ouvrage lui-même, c'est en toute confiance que nous le présentons au public. Sa valeur documentaire ne peut échapper à personne, et sa publication sera, nous le croyons fermement, un vrai titre d'honneur pour la Société d'histoire contemporaine.

R. de Crèvecœur. La Jonchère, le 17 mai i8r)4-

JOURNAL

D'ADRIEN DUQUESNOY'

(Ms. B.) i. Versailles, 3 mai 1789.

Demain 4 se fait la procession, se chante la messe solennelle. J'ai ouï dire ce matin à M. le garde des sceaux qu'il n'y aurait aucun retard dans les opérations, qu'elles comfmenceraient mardi, mais personne n'en croit rien. Le garde des sceaux lui-même nous a dit que les vérifi- cations des pouvoirs prendraient beaucoup de temps. Je crois fermement qu'on ne sera pas à la besogne avant le 11 ; il manque encore plus de 100 députés du tiers. La ville de Paris, qui vient d'obtenir 3 députés de plus, qui par conséquent en a 17, n'en a encore que 7. La no- blesse de Bretagne ne veut pas envoyer, le haut clergé

1. Dans le texte du Journal, on rencontrera fréquemment des astéris- ques, placés devant un nom ou une phrase. Ils sont destinés à signaler au lecteur les personnes, les discours, les décisions ou les laits que les comptes rendus ne mentionnent pas ou qu'ils mentionnent d'une façon dif- férente. Ce mode d'indication nous a permis de supprimer un grand nom- bre de notes. Nous désignons par la lettre B le manuscrit qui a été retrouvé parmi les papiers de Beauchamp, et par la lettre S celui qui appartient à M. de la Sicotière. Voy. V Introduction. Les numéros mis en tête des lettres sont donnés par les manuscrits ; ils s'arrêtent au nu 82, qui précède une des lettres du 16 septembre 1789.

JOURNAL DE DUQUESNOY. I

0. JOURNAL DE DUQUESNOY.

non plus; il y a seulement quelques curés. Le tiers est complet : têtes chaudes, sans mesure et sans modération.

Je pense, et je ne suis pas le seul, que le gouvernement veut nous prendre par famine et par lassitude ; il me paraît qu'on croira avoir tout gagné en nous lassant ; ce sont des conjectures que le temps détruira ou fortifiera. Les députés ont été hier présentés au Roi, qui ne leur a pas dit un mot, excepté, à ce qu'on assure, à un paysan, député de Bretagne, dans son habit de campagnard sur lequel il avait un petit manteau. On ne dit pas ce que lui a dit le Roi.

On me racontait hier que le duc de Liancourt, en par- lant des députés, disait : « Allons voir quelle figure font « ces animaux dont nous allons être si longtemps in- « festés. »

En tout, la noblesse passe pour vendue à la cour, le clergé est nul; reste donc le tiers, qui ne vaut guère mieux que le clergé. On se ferait difficilement l'idée des figures comiques et ignobles qui abondent ici ; demain nous nous verrons en groupe.

(Ms. B.) a. Versailles, le 4 mai 1789.

L'opinion qu'on veut prendre les députés par ennui ou par famine attache chaque instant davantage. On assure que c'est le motif secret qui a fait préférer Versailles à Paris pour le lieu de l'Assemblée.

On raconte que, le duc de Noailles s'étant rendu à une assemblée de noblesse d'un bailliage et y ayant pris la première place, un gentilhomme lui a fait à peu près le discours suivant : « Messieurs, combien ne devons-nous « pas de reconnaissance de l'honneur que nous fait M. le

4 MAI I789. 3

« duc ? Lui, lieutenant général des armées, chevalier de « la Toison d'or, comblé des bienfaits de la cour, et qui « les mérite, veut bien se réunir à nous; personne ne mé- « rite plus que lui d'être député aux États généraux ; « mais, Messieurs, un personnage aussi chétif que moi « mérite-t-il d'être représenté par M. de Noailles? Non, « sans doute. » A l'instant se sont élevés des cris de : « Ni moi ! Ni moi ! » M. de Noailles est sorti à peu près hué.

C'est aujourd'hui que s'est faite la procession solen- nelle; on a fait remarquer qu'elle n'était annoncée que par des affiches mises aux coins des rues et non par des billets circulaires distribués dans les maisons. L'heure du rendez-vous était à sept heures, à Saint-Louis. On m'a paru fort mécontent que le Roi ne fût arrivé qu'à dix heures, et véritablement un individu ne fait pas attendre une nation pendant trois heures; j'ai vu des signes d'in- disposition très marqués. Les trois ordres passaient dans des péristyles différents, à mesure qu'ils arrivaient; le grand maître des cérémonies a placé la noblesse et le clergé par bailliage ; le tiers n'a pas voulu l'être, il a dit hautement qu'aucun des députés n'était à un bailliage ou à une province, mais à la nation.

Les princes sont arrivés successivement, M. le duc d'Orléans le premier. Il a été fort applaudi, et des cris de : « Vive le duc d'Orléans ! » cependant pas d'une ma- nière tout à fait unanhne. Les princes de Gondé, de Gonti, de Bourbon, sont venus ensuite : un silence d'improbation marquée, puis le Roi : quelques cris de : « Vive le Roi! » mais faibles; ce n'était plus l'élan de l'âme, le cri du cœur. M. d'Artois : silence; la Reine : une ou deux voix qui criaient : « Vive la Reine ! » et un plus grand nombre : « Fi donc! » etc. J'oubliais de dire que Mme la

4 JOURNAL DE DUQUESNOY.

duchesse d'Orléans a été applaudie avec transport et assez unanimement. Cette distinction a été d'autant plus remarquée que M. et Mme d'Orléans étaient dans des voi- tures fort simples. Lorsque le Roi est entré à l'église, il y a bien eu quelques cris; j'ai cru remarquer que la no- blesse l'applaudissait plus que le tiers.

La procession est sortie de l'église en commençant par le tiers; on avait donné à chaque député un cierge. Il y a eu beaucoup d'ordre dans la marche du tiers et dans celle de la noblesse, fort peu ou point du tout dans celle du clergé. Il y eut un instant de querelle sur les préséances; l'ordre établi par bailliage n'a pas tenu, les évêques ont eu le pas. On a été cinq quarts d'heure pour aller de Saint- Louis à Notre-Dame. Arrivés là, les députés ont trouvé des sièges, mais personne pour leur dire se placer, mais moitié moins de place qu'il ne fallait. Quelques dé- putés du tiers ayant pris les premières places, on les a fait reculer successivement jusqu'aux dernières. Il y a eu une petite rixe entre M. le marquis de Brézé, grand maître, et un député breton; celui-ci prétendait que la noblesse et le clergé devaient avoir toute la droite et le tiers toute la gauche, tandis qu'au contraire le clergé et la noblesse avaient la première place des deux côtés. « Monsieur, lui a dit M. de Brézé, c'est l'ordre de i6i4- « Monsieur, nous ne sommes plus en 1614, il y a bien « loin de nous aux gens de ce temps-là. Monsieur, le Roi « lui-même a déterminé l'ordre. Je respecte l'ordre du « Roi; il a la grande police, ses ordres doivent être suivis « provisoirement; les Etats décideront la question. » Les députés se sont placés à peu près pêle-mêle.

M. [l'évêque] de Nancy a prêché à la messe. Le commencement de son discours était beau, mais trop au- dessous de son objet; en total, il est faible, plein de rem-

4 MAI I789. 5

plissages, de déclamations : un style de rhétoricien, sans méthode, sans goût. Il ne s'est pas élevé à la hauteur de son sujet, à beaucoup, beaucoup près : des capucinades ! Mais ce qui rachète tout cela, c'est qu'il y a eu des tirades delà plus grande force, un courage vraiment apostolique. Il a opposé le luxe de la cour à la misère des campagnes ; il a demandé comment, sous un roi économe et sage, les dépenses s'accroissaient, etc., et là, il a fait de la vie de la Reine un tableau très fidèle, au point qu'il a dit que, fatigué du luxe et de la grandeur, il fallait chercher des jouissances dans une imitation puérile de la nature, ce qui désigne évidemment le Petit-Trianon. On l'a applaudi avec transport, quoique dans l'église; on peut pardonner notre irrégularité au mouvement d'enthou- siasme qui l'a inspirée ; pas une main de la cour n'a applaudi. Il y a eu encore d'autres passages remarquables : par exemple, il a annoncé que nos concitoyens, nos amis remplaceraient les exacteurs de l'impôt. J'ai remarqué dans la bouche de la Reine un petit signe d'humeur; du reste la plus grande assurance, le sang-froid le plus in- trépide; le Roi dormait ou au moins sommeillait par intervalle. Je n'ai vu la cour témoigner quelque satisfac- tion qu'à un mot de l'évêque que voici à peu près : « Gomme tout le monde veut être maître, il n'y a plus de « maître, et, quand il n'y a plus de maître, il n'y a que « des esclaves. » La division de son sermon était : la re- ligion fait le bonheur des empires, elle fait la force des empires. Pour justifier le ton capucinal de son sermon, ses amis disent que, connu par ses liaisons avec des gens sans principes, il a ménager l'opinion, surtout celle de l'archevêque de Paris qui a officié; mais, en tout, il manque de goût et son sermon était trop long; il ne savait pas finir.

Ô JOURNAL DE DUQUESNOY.

En sortant de l'église, pas un mot d'applaudissement la Reine], qui est restée au moins quatre minutes dans sa voiture sans la faire avancer, peu au Roi, beaucoup à M. d'Orléans, qui, pendant tout le cours de la procession, n'a cessé d'en recevoir.

Tout Paris était ici ; les croisées de trois places se louaient deux et trois louis. Je me suis trompé dans le le numéro précédent en disant les élections de Paris faites, celles de la vicomte le sont : M. Target, mais pas celles de la ville.

(Ms. B.) 3. Versailles, le 5 mai 1789.

L'ouverture des États s'est faite ce matin. Tous les dé- putés se sont réunis dans une espèce d'antichambre qui précédait la salle d'assemblée ; des hérauts les ont appelés par bailliage. Il m'a paru qu'il manque 14 députés de Toulouse, la Corse et la ville de Paris ; dès que la liste sera connue, je l'enverrai.

Les députés écrits et placés, le Roi est arrivé. A l'ou- verture, il a fait un discours très concis, dans lequel il a annoncé qu'il assemble les Etats pour rétablir l'ordre dans les finances; il a ajouté qu'il connaissait son autorité et qu'il la maintiendrait; il a engagé à se défendre de l'esprit de système et de nouveautés, mais pas un mot sur les constitutions, etc. Son discours a été prononcé d'une voix très forte, mais sans harmonie et sans grâce; elle est dure, brusque. Il a été applaudi à diverses reprises. J'ai tâché de voir pourquoi, car certainement il n'y avait pas de motifs. On m'a dit qu'interrompu par les premiers applaudissements, il avait montré un peu d'émotion en recommençant; je ne m'en suis pas aperçu et je n'en crois

5 MAI I789. 7

rien. Le garde des sceaux a parlé ensuite, mais d'un ton si bas, si nasillard, si capucin, si dégoûtant, qu'il n'a pas été entendu de la dixième partie de ses auditeurs. J'ai démêlé dans les commencements quelques mots d'éloge du Roi ; cela m'a paru long. On m'a dit qu'à la fin il y a de bonnes choses; je le désire, nous le verrons.

Est venu ensuite M. Necker; au moment il s'est levé, il a été applaudi; il a parlé au moins trois heures. Il s'en faut bien que tout le monde ait été content de son discours; l'éloge du Roi y était répété à chaque ligne; point d'idées neuves en administration et en finances, mais ce qu'il y a de pis : annoncer clairement que les Etats ne sont assemblés que pour rétablir les finances, pour combler le déficit, qu'il a porté à cinquante-six mil- lions; supposer que les Etats ne sont qu'une assemblée consultative, faire croire à la nécessité de laisser subsister les impôts tels qu'ils existent, et n'indiquer pour rétablir l'ordre que des moyens petits et dangereux, comme une augmentation des finances des jurés priseurs; passer plus de trois quarts d'heure à établir que la nation française ne doit pas faire banqueroute (c'était lui faire injure de croire que cela avait besoin de preuve) ; annnoncer dans un endroit de son discours que les impôts distinctifs des ordres sont une longue offense envers une portion nom- breuse de l'Etat, et établir plus loin qu'en renonçant à leurs privilèges particuliers, les deux premiers ordres font des sacrifices très libres, très volontaires, qu'on n'avait pas le droit d'exiger ; s'expliquer hautement sur la ques- tion d'opiner par ordre ou par tête, et montrer déterminé- ment que l'intention de la cour est qu'on opine par ordre ; des répétitions éternelles pour prouver que le Roi n'as- semble pas [les Etats] parce qu'il avait besoin d'eux, mais parce qu'il l'a bien voulu : il avait sans eux des moyens

8 JOURNAL DE DUQUESNOY.

de rétablir les finances, il pouvait revenir sur ses engage- ments, il pouvait être un fripon, etc.; annoncer qu'un roi de France a des moyens de corrompre les hommes du tiers qui feraient une sensation trop forte dans leur ordre et de leur faire adopter l'opinion qu'il voudra. En un mot, tout y a paru prévention pour le Roi et les deux premiers ordres. Après avoir entraîné le tiers dans des opinions exagérées par son Résultat *, après avoir donné dans les provinces les espérances les plus fortes, il paraît se dé- mentir. On imprime son discours, il sera publié lundi ; je l'enverrai.

Les galeries autour de la salle étaient remplie des gens de Paris ou des bureaux de Versailles, qui applaudissaient à tout rompre quand M. Necker parlait de ne pas faire banqueroute, mais il m'a paru que le tiers de l'assemblée était très mécontent: pas d'applaudissements, souvent un froid silence. Voilà la bataille engagée!

On s'assemble demain à neuf heures pour vérifier les pouvoirs; on entamera déjà peut-être la question départe on par ordre. Tout annonce que les Etats seront orageux, soit du tiers aux deux ordres, soit avec la cour. On a été mécontent à la cour du sermon de l'évêque [de Nancy], c'est en faire l'éloge,

J'ai ouï hier faire ce calembour : « L'Assemblée est « majestueuse. Non, dites imposante, car elle va nous « imposer. »

(Ms. B.) 4- Versailles, 3 mai 1789.

Hier 6, les trois ordres se sont rendus au même lieu

1. La déclaration du 27 décembre 1388 intitulée : Résultat du Conseil.

7 mai 1789. 9

d'assemblée. Il y avait trois salles préparées; chaque ordre est allé dans celle qui lui était destinée.

Après de longs débats dans le tiers, après qu'on a pro- posé mille et un partis, on s'est séparé sans rien faire. Il a été fort agité de savoir si on enverrait à la noblesse et au clergé une députation pour les prévenir que le tiers, réuni dans la salle s'était faite l'ouverture des Etats, attendait les autres ordres pour opérer. Cet avis, proposé par M. Malouet, intendant de la Marine à Toulon, député du tiers d'Auvergne, homme d'un très grand sens, d'un excellent esprit et d'une âme très honnête, a été fortement débattu parle comte de Mirabeau. Cet homme estime bête féroce, un enragé; il a la ligure d'un tigre. Il ne parle que par convulsions, sa figure se contracte, il a le sifflement de la fureur; au reste il parle mal : un français détestable, des raisonnements faux, des contradictions, de la mauvaise foi. Il me paraît évident, et à tous les bons esprits, que, M. Necker n'ayant pas voulu acheter son silence ou son appui, il veut faire dissoudre les Etats, pour entraîner le ministre dans leur chute. Malheureusement, il a beaucoup de partisans. Tous les Bretons sont de son bord : ces gens- ne voyant dans l'assemblée des Etats qu'un moyen, une occasion d'écraser la noblesse, contre laquelle ils ont une fureur insensée, il leur importe peu que la nation soit libre, heureuse, pourvu qu'ils humilient la noblesse. Les Provençaux, un peu moins furieux, sont aussi de chauds partisans du comte de Mirabeau. La querelle vient essen- tiellement de ce que le tiers n'entend pas qu' on opine par ordre ; il n'entend pas au moins que les pouvoirs des dé- putés respectifs de chaque ordre soient vérifiés dans le sein de chacun d'eux, mais par tous trois réunis. Pour par- venir à ce but, M. Malouet proposa la députation dont j'ai parlé; le comte de Mirabeau s'y opposait, sous prétexte

IO JOURNAL DE DUQUESNOY.

que nous ne sommes pas une Assemblée, mais une agré- gation, une collection d'hommes, un club d'amis, qui ne peuvent pas faire de députation. 11 voulait nous réduire à une existence purement passive : tant que nos pouvoirs ne sont pas vérifiés, nous ne sommes rien, etc. Quelqu'un ayant proposé un ordre quelconque pour délibérer dans l'Assemblée, Mirabeau a prétendu qu'il n'y avait point de délibération à prendre, par conséquent pas d'ordre à éta- blir. Enfin on s'est séparé à trois heures, après avoir passé le temps en vains débats de paroles, en décisions frivoles et puériles, faites avec un désordre, un tumulte qu'on ne s'attendrait pas à trouver dans une assemblée des Halles.

La noblesse s'est hâtée de prendre un parti, elle a nommé pour son président M. de Montboissier, le plus âgé de son ordre, un secrétaire, et des commissaires pour vé- rifier les pouvoirs ; puis elle s'est ajournée à lundi.

Le clergé a biaisé, comme à son ordinaire ; l'archevêque de Vienne a ouvert avec force l'avis de vérifier les pou- voirs en commun; personne n'a osé l'approuver ni le blâ- mer, il a protesté contre le silence de l'assemblée. Enfin, il paraît qu'il a été arrêté, à la pluralité de 3o ou 4o voix, que les pouvoirs seraient vérifiés provisoirement dans le clergé, pour être ensuite soumis à l'examen des trois ordres.

Si on juge le tiers par ce qui s'est passé hier, on doit en avoir bien petite idée, mais il me paraît que les forts ne se font pas encore entendre. Aujourd'hui, on s'est assem- blé à neuf heures; même impossibilité d'établir de l'ordre, même fureur du comte de Mirabeau, même sagesse, même raison, même modération de M. Malouet; enfin, on a em- porté, à peu près par force, l'avis de prévenir la noblesse et le clergé que les communes, réunies dans la salle des Etats, les attendaient pour former l'Assemblée. M. Mou-

8 MAI I789. II

nier s'est mis à la tête de la députation. Il a été très bien accueilli du clergé, qui lui a annoncé qu'il ferait sa ré- ponse dans peu d'instants. Il n'a trouvé que les commis- saires de la noblesse, qui lui ont dit qu'ils rendraient compte à leur ordre ; ils ont reconduit la députation, et enles quittant, ils ont dit : «Messieurs, nous sommes forcés « de vous quitter, mais nos cœurs vous suivent. »

Le clergé a envoyé une députation porter son vœu, ex- primé à peu près comme je viens de le dire.

8 mai, le soir.

Aujourd'hui, à 8 heures, il y a encore eu une assemblée : même cohue, même désordre en commençant; enfin, le plus âgé de l'assemblée ayant proposé quelques articles d'un règlement provisoire pour la manière de délibérer, on s'est déterminé à surseoir, à recueillir les voix par bailliages, en demandant à chacun des députés individuel- lement son avis. On en était à deux heures à la lettre G.

La majorité parait être pour le règlement. Il y a en tout bien peu d'esprits justes et raisonnables dans cette assem- blée. Il m'a paru que Mirabeau était un peu déchu au- jourd'hui : la députation passée contre son avis, l'ordre établi contre son vœu formellement exprimé. Un peu d'adresse de la part des gens sages a diminué son crédit; je crois qu'il se noie.

Malheureusement, les préliminaires vont faire perdre un temps énorme ; cette seule question d'opiner par ordre ou par tête peut tout perdre ; il ne reste d'espérance que dans la modération et dans la sagesse.

M. Necker a mis la nation dans un cruel embarras, en annonçant formellement son vœu pour l'opinion par tête le 27 décembre et en le contredisant le 5 mai, ainsi qu'en invitant les trois ordres à se séparer pour examiner s'ils

12 JOURNAL DE DUQUESNOY.

se réuniraient, en n'indiquant pas qu'il fallait se réunir pour vérifier les pouvoirs ; les gens sages craignent sûre- ment plus qu'ils n'espèrent.

Brissot de Warville avait demandé un privilège pour le Journal des Etats généraux, on le lui a refusé. Mira- beau en fait un, dont il a paru deux numéros. Il déchire dans le premier le sermon de l'évêque de Nancy, dans le deuxième le discours de M. Necker; il vient d'être supprimé par arrêt du Conseil [du 6 mai].

Hier Mirabeau disait à un Lorrain r : « Monsieur, telle « est mon opinion, on ne peut y opposer que des déraisons « et des absurdités. En ce cas-là, Monsieur, il y a bien « des gens absurdes et déraisonnables, car il y en a beau- « coup qui ne pensent pas comme vous. J'en suis fâché. « Et moi j'en suis bien aise, car c'est l'opinion de tous « les gens sensés. »

M. d'Espréménil est nommé, dit-on, par la noblesse de Paris, c'est un grand malheur; M. Fréteau a déjà fait une sortie le 6 contre l'administration; les gens sages l'ont arrêté à l'instant.

Hier, en sortant de l'Assemblée, nous avons été arrêtés, M. Régnier et moi, par un grenadier : « Sacredié! Mes- « sieurs, tenez ferme au moins. » En général, il paraît que le peuple prend quelque intérêt à cette grande affaire.

Le Roi a, dit-on, ordonné à la Reine de ne sortir qu'avec la noblesse, la dignité qui lui convient; plus de petites courses, de petites parties, etc.; elle est forcée de tenir cour.

On dit que M. de la Luzerne chancelle, on a parlé de M. Malouet pour lui succéder.

M. Héliand, député du tiers du Maine, est mort hier ici.

i. Duquesnoy?

10 MAI I789. l3

On assure que toutes les cours étrangères prêtent la plus grande attention à ce qui se passe ici, et que la cor- respondance avec elles est extrêmement difficile.

(Ms. B.) 5. Versailles, le 10 mai 1789.

La discours du Roi gagne à la lecture ; il me paraît qu'il ne pouvait pas moins dire du maintien de son autorité, ni exprimer des sentiments plus affectueux. J'ajoute encore qu'en parlant d'établir un ordre permanent dans les finances, il en a dit assez pour indiquer qu'on pouvait s'occuper de constitution.

Aujourd'hui, le bruit se répand que M. Necker prétend que c'est malgré lui qu'il s'est expliqué sur l'opinion par ordre, et que cela est contre son sentiment personnel. Gela étant, il pouvait n'en pas parler, puisqu'il n'était chargé que de rendre compte des finances.

La cour part dans trois jours pour Marly; elle devait d'abord aller à Saint-Cloud, mais cette habitation plus moderne, et dans laquelle la Reine a fait des dépenses énormes, rappellerait trop des idées qu'on voudrait tâ- cher d'éloigner.

A l'assemblée à'hier, il n'y a rien eu de décidé positive- ment ; il paraît que le règlement projeté n'a pas la majo- rité des voix. Le comte de Mirabeau a voulu parler, on lui a imposé silence.

Un curé pérorait beaucoup dans l'ordre du clergé, puis il a dit à l'abbé Maury : « Gomment, vous, qui êtes de « l'Académie, vous ne dites rien ? Gela vous prouve « que vous qui n'en n'êtes pas vous devriez vous taire. » 11 existe dans l'Assemblée un parti d'une violence ex- trême contre la noblesse : les Bretons, les Comtois, les

l4 JOURNAL DE DUQUESNOY.

Provençaux, une partie du Languedoc. Un noble, au- jourd'hui, sur la terrasse, discutait avec un homme du tiers : « Nous ne passerons jamais à l'opinion par tête, « nous nous retirerons plutôt dans nos terres. Qu'y « ferez-vous? Nous nous déclarerons la nation. » Le noble a montré son épée. « Et nous, nous avons des fusils. « Eh bien ! nous nous battrons. »

Le moment de Forage approche, tout fait craindre l'événement; on espère encore que les gens sages ra- mèneront les autres, mais on en doute.

Il y a des réclamations de la noblesse d'Artois, de Comté, de Provence, de Dauphiné; on ne sait plus à quoi s'attendre et comment tout cela finira.

Au reste, il n'y a encore aucune réunion entre les ordres; on dit le ministre très inquiet, le Roi fort peu.

Les députés de Paris ne sont pas encore arrivés.

Il y a eu une querelle entre M. de Bernecourt et M. du Ghâtelet, à l'Œil-de-bœuf aujourd'hui ; le premier avait répandu le bruit que le duc avait acheté des voix à Bar.

6. Versailles, le ia mai 1789.

Il est évident que le moment de la crise approche. Hier, la noblesse s'est déclarée un ordre constitué, en droit de vérifier les pouvoirs de ses membres; cependant, après de très longs débats, on a décidé qu'on nommerait des commissaires pour se rapprocher du clergé et du tiers et voir s'il y a des moyens de conciliation, et que demain on ferait part de cette résolution aux deux chambres.

Je suis assuré qu'il y aura des gens dans le tiers qui prétendront que cette députation ne doit pas être reçue, qu'il n'y a pas d'ordres, que la noblesse peut venir en corps prendre séance dans la salle des États, mais qu'il

12 MAI I789. l5

n'y a pas de députations. Cependant, j'espère que les bons esprits prévaudront.

Il existe dans l'Assemblée un parti très décidément ré- solu d'épuiser tous les moyens possibles pour faire dis- soudre les Etats sans conclusion ; leur but paraît être d'entraîner M. Necker dans cette chute.

Je ne crois pas qu'il y ait besoin d'un si long détour ; je doute que M. Necker tienne jusqu'à la fin des Etats; il est mal avec tous les partis, principalement avec la noblesse, qu'il n'a pas regagnée par son discours, après l'avoir aliénée par son Résultat du mois de décembre.

Aujourd'hui, il a été décidé dans le tiers que demain on nommera un commissaire par chaque gouvernement pour former le conseil de l'ordre et concerter entre les provinces l'union qui doit conduire au bien. Je regarde cette résolution comme un acheminement à la paix ; il y a lieu de croire que nous nommerons M. Régnier.

Le clergé a déjà nommé des commissaires. L'archevêque de Bordeaux a eu i44 voix; Langres, 118; Vienne, 81; l'abbé Coster, io3; le curé de Sainte-Croix de Metz, 4o.Les autres sont des curés que nous ne connaissons pas.

L'Artois est arrivé hier; toujours point de Bretons ni de Béarnais.

Les députés de la noblesse et du clergé réclamant du Dauphiné sont ici et distribuent un mémoire qui arrivera en Lorraine la semaine prochaine.

Les élections de Paris ne sont pas faites, on ne sait sur qui les voix se réuniront : on compte beaucoup dans la noblesse sur M. de la Rochefoucauld et M. de Lally-Tol- lendal.

Dans l'assemblée du clergé, un curé a eu une voix pour être commissaire : « Je suis sûr d'être commissaire, car « il n'y a qu'une voix sur mon compte. »

l6 JOURNAL DE DUQUESNOY.

On attaque la nomination de M. le duc d'Orléans, sous prétexte qu'il ne s'est fait élire à Crépy qu'en promettant qu'il n'accepterait pas; on produit des billets, des attesta- tions.

Le parlement de Normandie a décrété d'ajournement personnel un procureur du Roi qui dans des cahiers a mis de la personnalité contre le parlement. L'affaire est au Conseil.

La corporation d'arts et métiers de Marseille avait nommé pour son député Monsieur, frère du Roi.

La ville de Bar avait formé la prétention de faire ob- tenir au duché de Bar la préséance sur le duché de Lor- raine, sous prétexte que le roi de Pologne en avait pris possession avant de prendre possession de la Lorraine. Les deux députés de la ville avaient remis au grand maître des cérémonies un grand mémoire sur cette ques- tion. Quand nous en avons été instruits, nous nous sommes plaints d'une démarche faite sous le nom du Bar- rois sans son aveu, et de ce qu'on n'avait pas prévenu les députés de Lorraine. « Eh bien, Messieurs, » disent les gens de Bar, « nous n'y mettons pas grand prix, le Gon- « seil nous jugera. » Une heure après : « Messieurs, nous « y avons bien réfléchi, nous renonçons à cette prétention, « nous retirons notre mémoire. » Nota : ils venaient d'être déboutés au Conseil, et ils le savaient.

Mirabeau paraît perdre chaque jour davantage dans le tiers; on ne l'écoute plus, son parti diminue à vue d'œil.

L'évêque de Langres vient d'imprimer et distribuer une brochure, àlaquelle il a mis son nom, pour établir la néces- sité de réunir la noblesse et le clergé dans un seul ordre. Son ouvrage, d'ailleurs assez mauvais, faible de raison- nements et de style, me déplaît infiniment; c'est un lâche

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partisan de l'autorité, et qui ne s'en cache pas. Il indis- pose tous les partis.

Le i3 mai.

Aujourd'hui, on a délibéré sur la proposition faite hier par M. Mounier de donner pour adjoints au doyen des gens de confiance, pris dans chaque province, et chargés de recueillir les suffrages, compter les voix, maintenir le bon ordre; cette proposition a été adoptée à la grande, et très grande pluralité.

Pendant qu'on délibérait, est arrivée une députation de la noblesse, le duc de Praslin à la tête; j'y ai reconnu le duc de Liancourt, le prince de Poix, mais pas les autres. Le duc de Praslin, portant la parole, a dit : « Messieurs, l'ordre de la noblesse nous charge de vous « apporter les arrêtés qu'il a pris ; nous espérons que « vous y verrez le désir qu'il a de maintenir une union « fraternelle, si désirable entre les hommes pour le salut « commun. »

Cette phrase a été prononcée avec un ton très haut, très impérieux, puis il a lu les arrêtés. Par le premier, la noblesse se déclare ordre constitué. Par le second, elle arrête de vérifier seule et sans le concours des autres ordres les pouvoirs; on a fait remarquer, et je m'en suis aperçu moi-même, que le duc de Praslin a fortement pro- noncé le mot seule, qu'il a élevé la voix. Par le troisième, la noblesse a arrêté de nommer des commissaires pour concerter sur les moyens d'union.

Mais cette nomination n'est qu'une dérision. La noblesse se déclare ordre constitué, opère seule, déclare par con- séquent qu'elle veut opiner par ordre, puis, après un parti aussi décidément pris, elle veut se concilier. Les gens les plus modérés jusqu'à aujourd'hui sont excessive-

JOURNAL DE DUQUESNOY. 2

l8 JOURNAL DE DUQUESNOY.

ment mécontents d'une résolution ainsi prise. Il paraît qu'il était plus juste, plus naturel, de nommer des com- missaires avant de se décider. On regarde maintenant la guerre comme déclarée par la noblesse. Le clergé, à son ordinaire, se met à couvert et parle un langage équi- voque.

Pour se faire une idée juste de notre position, il faut se rappeler que, d'après le Résultat du mois de décembre (la double représentation accordée au tiers), il a compté qu'il n'était pas douteux qu'on opinerait par tête. Le dis- cours de M. Necker a d'abord détruit cette espérance et porté la défiance entre les ordres ; on a vu ensuite la noblesse s'éloigner du tiers, on a ouï cent nobles dire qu'ils verseraient la dernière goutte de leur sang plutôt que de céder sur ce point.

Ce langage a irrité avec raison ; on ne se bat pas quand on a la bonne cause, on raisonne. Il restait cependant encore des espérances. Les esprits modérés et froids pen- saient qu'il était possible de faire adopter par le tiers un parti de conciliation, et l'on en serait venu à bout; mais la noblesse jette le gantelet dans l'arène, il faudra bien le ramasser; je doute qu'il soit possible de se modérer maintenant et de faire prévaloir la raison.

On distribue les discours. Celui de M. le garde des sceaux aurait être entendu, il intéresse. Je le trouve très bien fait, très attachant. On dit que M. Necker a re- tranché une partie du sien; je ne l'ai pas encore lu.

J'ai ouï ce soir de bons esprits indiquer comme moyen de pacification que le Roi suspende les Etats momentané- ment. Si on reste assemblé, avant la fin du mois, peut- être avant la fin de la semaine, le tiers va déclarer qu'il représente la nation, qu'il est la nation, que les autres ordres ne sont que des exceptions. Cet événement

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s'approche et ne manquera pas d'arriver, grâce à la hau- teur et à la précipitation de la noblesse.

7. Versailles, le i5 mai 1789.

Mes conjectures se sont vérifiées; la manière auda- cieuse et insolente dont a parlé le duc de Praslin, à la tête de la députation de la noblesse, a indisposé les esprits les plus modérés du tiers. On n'a pas vu sans beaucoup de mécontentement la noblesse se former en ordre cons- titué, c'est-à-dire déclarer qu'elle existe aux Etats géné- raux indépendamment des autres ordres, qu'elle rejette l'opinion par tête, et cependant annoncer qu'elle a nommé des commissaires pour concilier.

Cependant M. Rabaut de Saint-Etienne, ministre pro- testant, du tiers de Nîmes, a employé toute l'éloquence, la raison et le sentiment possibles pour empêcher encore une résolution.

Il a proposé que l'on nommât des personnes chargées d'entendre les commissaires de la noblesse, mais sans que rien, que rien pût faire croire que jamais le tiers con- sentirait à l'opinion par ordre ou qu'il regarderait comme bien vérifiés les pouvoirs qui ne l'auraient pas été par les trois ordres. Il demande en conséquence que l'on cherche à prouver à la noblesse son injustice et qu'on n'épargne aucune démarche pour la ramener. Cette motion a été fortement combattue par M. Le Chapelier, député de Bre- tagne, qui veut qu'à l'instant on aille sommer la noblesse de donner son ultimatum. La séance d'hier, qui a duré depuis neuf heures jusqu'à deux et demie, a été employée à débattre ces deux opinions. Il y a, dans le cours des avis, des mots de la plus grande violence, surtout de la part des Bretons. En voici quelques-uns :

« Le tiers est la nation, les classes privilégiées n'en

'20 JOURNAL DE DUQUESNOY.

« sont que des fractions; mon opinion est que nous « allions le leur déclarer aujourd'hui, ou demain au plus « tard, et que nous opérions sur ce principe. »

« Une nation peut exister sans classes privilégiées ; « quand Louis XIV a chassé les protestants, la nation n'a « pas cessé d'exister. Il y avait plus de protestants qu'il « n'y a de privilégiés, la nation peut donc exister sans eux, « et sans doute ce sont bien eux qui sont protestants « contre les droits de la nature et de la justice. »

« A quoi bon des conférences? Groit-on que la no- « blesse se rendra à la raison, et ne sentira-t-elle pas que « l'on ne peut avoir d'autre but que d'anéantir ses dis- « tinctions ? »

« J'entends dire qu'il faut attendre la députation de « Paris, et pourquoi? Est-ce dans cette ville, centre du « luxe, de la débauche et de l'immoralité, dans cette ville « placée sous les yeux de la cour, habitée par des gens « de la cour, qu'on trouve du patriotisme et des lu- « mières ? »

Malgré ces extravagances, il me paraît que la pluralité sera pour M. [Rabaut] de Saint-Etienne, c'est-à-dire pour la modération; mais je ne doute pas qu'avant la fin du mois le tiers ne se détermine à déclarer qu'il est la nation, que lui seul est la nation. Je sais bien que les gens froids et raisonnables qui veulent le bien consentiront sans peine à renoncer à l'opinion par tête : parce qu'il n'est pas démontré qu'elle est la meilleure ; parce qu'il faut faire du bien et sauver la France des horreurs d'une guerre intestine; mais je suis sûr que la modération ne prévaudra pas.

Il y aurait peut-être eu des moyens de concilier dans le principe. La noblesse s'est trop hâtée, on aurait pu adopter un parti moyen, mais je crois pouvoir assurer que

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la noblesse ni le tiers ne s'y prêteront à l'avenir. Cette funeste déclaration faite, quelles en seront les suites? Pour qui le Roi se déclare-t-il ? Si c'est pour le tiers, la noblesse est anéantie; si c'est pour la noblesse, le tiers ne se rendra, en Bretagne, en Provence, en Comté, en Dauphiné, etc., qu'après avoir versé des flots de sang. Di meliora piis, erroremque hostibus illum.

On m'assure que le parlement de Bretagne vient de rendre un arrêt qui déclare nulles les élections faites des députés de cette province, et proteste contre tout ce qui sera fait aux États, comme fait par des gens sans caractère.

M. d'Artois a été élu au bailliage d'Arqués. Il eût accepté avec transport, le Roi le lui a défendu.

Monsieur a été nommé par les corporations de Mar- seille, qui lui ont envoyé un courrier pour l'en instruire; il a refusé.

M. d'Espréménil a pris séance hier dans la noblesse.

Les élections de la noblesse de Paris avancent; j'ignore s'il y en a de faites dans le tiers. On dit que M. le duc d'Orléans a encore été choisi une fois, que M. de Condé et M. de Conti ont eu chacun une voix; on dit M. de Lally- Tollendal et M. de la Rochefoucauld déjà élus.

Le ministre doit être, et est effectivement dans une très grande inquiétude.

Il y a ici un spectacle au château ; on a distribué des billets aux députés, pour eux et les dames qu'ils vou- draient y conduire ; il n'y en a guère que quatre-vingts qui ont accepté, les autres sont restés.

Les plus ardents des Bretons sont deux hommes nommés l'un Cottin et l'autre Chaillon; c'est une fureur inconcevable contre la noblesse; voici encore une de leurs sentences :

22 JOURNAL DE DUQUESNOY.

« Nous sommes restés dans le repos jusqu'à aujourd'hui, « mais c'est le sommeil du lion, qui s'éveille plus terrible « pour s'élancer sur sa proie.

« Que gagnons-nous à attendre ? Je suis sûr qu'on em- « ploie des manœuvres pour gagner les gens dont la no- « blesse craint l'influence; on a offert des bénéfices à des « curés pour les détacher des intérêts du tiers. »

Je ne vois qu'un remède, c'est que le Roi trouve dans les élections des causes qui le mettent à même de sus- pendre pour quelque temps la tenue des États.

Le i5 mai, soir.

Il ne s'est passé rien d'important à la séance du matin ; on a continué à discuter les opinions ouvertes la veille, cela n'est pas fini.

Toujours le même mélange de violence et de modéra- tion. Le comte de Mirabeau a voulu parler modérément, mais il n'a pu faire taire son caractère longtemps ; il a percé bien vite. On a remarqué ce mot dans son discours : « On dit pour nous engager à la douceur que le ministre « est faible, que S. M. le désire, que la France craint. « Le ministre est faible ! Il faut donc l'étayer de toutes « nos forces, le soutenir, le rendre ferme, et lui apprendre « que c'est dans le peuple que réside la force du mo- « narque. La France craint! Oui, elle doit craindre « l'esclavage et l'oppression, mais non les résolutions « fortes et courageuses. »

M. de Saint-Etienne est ministre [protestant], un mau- vais plaisant a dit en opinant : « Messieurs, la noblesse « nous a donné le premier soufflet, tendons la joue pour « recevoir le second du clergé ; c'est pratiquer la morale « évangélique. » Je suis de l'avis de M. Rabaut de Saint- Étienne : de toutes ces discussions, il me paraît résulter

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que la conciliation devient de plus en plus difficile, pour ne pas dire impossible.

A l'assemblée de demain, on va prendre un résul- tat, je l'enverrai à l'instant. On dit M. le Dauphin fort mal.

On a vu avec grande peine, aujourd'hui, un très grand nombre de députés se précipiter sur les billets du spec- tacle du château pour en avoir; cela m'a paru, à moi per- sonnellement, infiniment indécent.

On dit que M. Necker a été assailli par des brigands à Saint-Ouen, il a une maison.

L'opinion sur ce ministre ne varie pas; on lui recon- naît une très grande probité, beaucoup de délicatesse, mais on croit qu'il a entrepris une tâche trop forte.

Le Roi est d'une tranquillité désespérante.

(Ms. B.) 8. Versailles, le 18 mai 1589.

La séance de samedi dernier [16 mai] a été encore em- ployée à discuter les deux motions de MM. Le Chapelier et Rabaut de Saint-Etienne. Il a été proposé des accommo- dements, un entre autres par M. Malouet, qui voulait que le tiers déclarât à l'instant qu'il ne voulait jamais attaquer les propriétés légitimes de la noblesse. Un énoncé aussi vague ne pouvait contenter aucun ordre, et, d'ailleurs, l'amendement de M. Malouet tendait trop à faire croire qu'on pouvait renoncer à l'opinion par tête, et, quel que soit à cet égard le sentiment d'un individu, il faut, pour le faire adopter, une grande connaissance de l'à-propos. Or, c'est ce qui manque à M. Malouet, qui, avec des vues très pures, une âme honnête, des intentions droites, est devenu très suspect à l'Assemblée, parce qu'il a parlé

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beaucoup trop tôt. Le rôle de M. Malouet est joué; son temps est passé.

Un Angevin a proposé de ne pas nommer de commis- saires, mais d'envoyer une députation qui serait très nombreuse, et à la tête de laquelle un orateur ferait une harangue pour interpeller les deux classes privilégiées de se rendre aux Etats. *M. Volney, connu par divers ou- vrages, l'a fort appuyé.

* M. Target a paru pour la première fois à l'Assemblée ; il a fort bien parlé, très sagement. M. de Saint-Etienne a demandé qu'on réduisît la mission des commissaires à demander la vérification des pouvoirs en commun.

Je n'ai ouï de notable que *ces mots d'un Languedocien : « J'ai fait une profession de foi qui n'est pas équivoque. « Je crois à l'Eglise, mais je ne crois pas au clergé. Je « crois à la noblesse, je respecte les rangs, mais je ne « crois pas qu'il y ait parmi les nobles un seul citoyen. Et « surtout, je me défie des déclarations et formulaires mi- « nistériels (Nota : ceci est dirigé contre M. Malouet). « Qu'attendez-vous du clergé ? rien. Qu'attendez-vous de « la noblesse? rien. »

* Un député d'Anjou a dit : « Cette assemblée est la « terreur des nobles féodaux, ils ont tout fait pour l'em- « pêcher, ils font tout pour la dissoudre; ils veulent « gagner du temps. Le temps peut amener des événe- « ments, changer le ministère, et ils y travaillent. »

On est sorti à deux heures et demie sans avoir pris de résolution. Enfin, aujourd'hui, on a encore délibéré, et il été arrêté que l'on nommerait des commissaires, chargés de solliciter les deux premiers ordres à faire la vérifica- tion des pouvoirs en commun, et qu'on rédigera procès- verbal du tout.

Rien n'est plus ennuyeux qu'une telle délibération de

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600 personnes. Il y en a 4<>o qui ont rechangé (sic), parlé pendant un temps infini pour se répéter l'un et l'autre.

La noblesse perd son temps à décider les contestations qui se présentent sur la vérification des pouvoirs. La no- mination de M. de Poncet, député direct de Metz, prend beaucoup de temps ; il a un parti nombreux et des adver- saires non moins nombreux.

Le clergé s'épuise en vaines querelles de préséances.

Je n'ose le dire, mais je suis très convaincu que la nomi- nation des commissaires n'aboutira à rien. Toute la no- blesse répète qu'elle ne consentira jamais à vérifier les pouvoirs en commun. Ce refus me paraît une injustice bien absurde et sans objet; on peut vérifier les pouvoirs en commun et opiner par ordre, tandis qu'on ne peut opi- ner par tête et vérifier les pouvoirs en ordre. D'ailleurs, il est évident que tous les ordres ont un égal intérêt à con- naître les députés des autres ordres, et, puisqu'aucun de nous n'est envoyé à un ordre, mais aux Etats généraux, il faut qu'il soit connu des Etats généraux. L'évidence de ces principes et le refus de la noblesse de les avouer portent à croire qu'elle veut à tout prix la dissolution des Etats ; c'est l'opinion commune.

On me paraît peu content de M. d'Orléans, qui n'opine que par de mauvaises plaisanteries. On parle de M. de Luxembourg ou de M. le comte d'Egmont pour présider.

Mirabeau vient de faire une action atroce. Le Conseil, comme je crois l'avoir dit, a supprimé son journal ; ce scélérat vient d'imprimer une brochure intitulée : A nos correspondants I, il dit de M. Necker les choses les plus horribles. Il l'appelle vil jongleur, il parle de sa tur- pitude, de sa scélératesse, il demande justice à la nation

1. Il faut lire commettants. Voy. la fin de la lettre du 22 mai.

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du décret aulique qui le proscrit, il dit que tous les arrêts du Conseil sont des faux ; tout ce que la plus horrible fureur peu proférer, il le dit. Il n'y en a qu'un seul exem- plaire répandu ; ses plus zélés partisans l'ont engagé à le retirer, et il a suivi leur conseil.

M. Necker était, dit-on, désolé de cette infamie ; il l'a fait voir au Roi. Il passe pour constant que son projet est d'en demander justice aux Etats, et il l'aura.

Il est permis sans doute d'attaquer une administration que l'on croit mauvaise, mais jamais un individu ; et de quel droit Mirabeau va-t-il arracher l'honneur à un homme à qui tout le monde avoue de la probité? De quel droit cette bête féroce va-t-elle dévorant tout ce qu'elle ren- contre ?

Il y a déjà neuf élections du tiers faites à Paris : MM. Bailly, connu par son histoire de l'astronomie ; Camus, le célèbre canoniste; Bévière, notaire; Vignon, ancien juge consul ; Poignot ; Martineau ; Germain ; Guillotin, médecin ; Treilhard, avocat ; Berthereau, procureur ; Dé- meunier, censeur royal (c'est le traducteur de Brydone et d'autres ouvrages anglais) ; Garnier, apothicaire.

M. le Dauphin est au plus mal, il n'y a pas eu de souper dimanche.

M. de Lamoignon est mort ; il est constant qu'il s'est tué, mais on ne sait si c'est par hasard ou à dessein. On l'a trouvé mort dans son parc, son fusil à côté de lui, et rien n'annonce qu'il eût le projet de se donner la mort.

(Ms. B.) 9. Versailles, le 21 mai 1789.

Le 19, la séance a été employée à la nomination des personnes chargées de conférer avec celles qui ont été

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nommées par le clergé et la noblesse pour rechercher les meilleurs moyens de vérifier les pouvoirs en commun. Le mot personnes est mis à dessein par des gens qui veulent éviter celui de commissaires, de députés. On en a nommé 16. Voici leurs noms :

Target, incendiaire, dévoré d'ambition et d'orgueil, décidé à jouer un rôle à tout prix.

Rabaut de Saint-Etienne, ambitieux, faiseur de livres, mais on le dit modéré et sage.

Le Chapelier, un fou très violent, décidé à tout : un Bre- ton excessif.

D'Ailly ; on le dit bonhomme, mais mâchoire.

Mounier ; ses compatriotes, dans la noblesse, le disent violent et dangereux ; je crois qu'ils ont raison.

Thouret, infiniment éclairé ; il n'a parlé que peu et avec beaucoup de sagesse.

Barnave, doreur de paroles sans grandes idées, assez dangereux.

Garât l'aîné ; je ne le connais pas.

Bergasse ; tout le monde le connaît.

Legrand, le plus ennuyeux, le plus insupportable de tous les bavards, dangereux pour cela même et par son orgueil.

Dupont ; il est connu par M. Quesnay.

Volney, auteur des mémoires sur les Turcs, incen- diaire.

Salomon, Viguier, Redon ; je ne les connais pas.

Milscent, bavard et violent.

En tout, la noblesse est très mécontente de ces choix, et je crois qu'elle a raison ; il n'y a pas dedans un homme de paix. Il y a plus : ces personnes sont expressément chargées de ne demander rien autre chose que la vérifica- tion des pouvoirs en commun, et la noblesse s'attend que

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c'est la seule chose dont on ne parlera pas. Ainsi nous sommes bien loin de compte, et il est impossible de nous accorder.

Hier, il a été proposé dans le tiers de demander au Roi un imprimeur pour rendre public tout ce que nous faisons et l'envoyer dans toute l'Europe ; cela a été mis en avant par un jeune homme, nommé Laborde, que les ardents poussent et qu'ils appuient. On a délibéré longtemps sur cet objet. On prend demain une détermination. Adopter cette mesure, ce serait mettre en feu les provinces.

Target et Mounier ont l'intention marquée de dominer l'Assemblée, de s'en emparer à tout prix ; ils ont de nom- breux partisans. Il paraît qu'il existe une coalition entre plusieurs provinces pour tenir la machine en arrêt, ne rien faire ; par ils espèrent embarrasser le ministère.

Plus on étudie M. Necker, plus on se convaincra qu'il est impossible d'avoir l'âme plus honnête et plus pure et de plus aimer le bien.

M. le Dauphin va, dit-on, très bien.

On raconte que, M. Target entrant dans l'assemblée du tiers de Paris pour parler à Lacretelle, on a dit : « Voilà « Mahomet qui vient chercher Séide. » Lacretelle n'a pas été choisi; on a dit de lui : « 11 a l'air d'un conjuré dé- « couvert. »

C'est Target qui a été annoncer au clergé et à la no- blesse le choix des commissaires; il a parlé avec la même insolence que le duc de Praslin avait eue dans le tiers. On est très mécontent.

10. Versailles, le 22 mai 1789.

Je vais essayer, dans ce numéro, de donner une idée juste de la position nous nous trouvons ; ce que je dirai est le résultat des observations faites avec soin etimpartia-

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lité ; je hasarderai ensuile quelques conjectures. Je désire que nos amis lisent cette note avec un peu de soin, et qu'elle soit conservée jusqu'à ce que le temps et les évé- nements auront détruit ou fortifié mes craintes.

Il faut se rappeler que, depuis le 8 mai de l'année der- nière, l'administration ne cesse de répandre des écrits renfermant les inculpations les plus outrées contre les parlements, contre la noblesse; que, d'un autre côté, les parlements ont cherché à soulever les peuples contre l'administration, et, enfin, que dans toutes les circons- tances les troupes ont montré peu de respect pour les chefs et une grande crainte d'offenser le peuple.

L'extrême faiblesse du gouvernement a été cause que tous les pouvoirs ont été rompus, tous les liens qui atta- chent les hommes dissous, et le Roi, entraîné sans cesse de système en système, les changeant, les adoptant, les rejetant avec une légèreté inconcevable, déployant la force et cédant avec mollesse, le Roi a perdu entièrement son autorité. C'est dans cette circonstance, c'est lorsque tous les corps, tous les ordres, réunis contre l'autorité, cherchent chacun de leur côté à s'élever sur les ruines, que l'on convoque les Etats. Des écrits incendiaires ont échauffé les esprits de toutes parts, et le ministère n'en a pas arrêté le cours. Il rend un arrêt du Conseil qui défend les projets de pouvoirs, etc., mais cet arrêt est une nou- velle cause du mépris qu'on fait de lui. Le tiers état demande une représentation égale à celle des deux pre- miers ordres et l'opinion par tête; on lui accorde sa pre- mière demande et on n'a pas la force de lui accorder ou de lui refuser nettement l'autre; seulement le Résultat laisse apercevoir bien clairement qu'on y est disposé. Le Roi donne un règlement pour la convocation; ce règle- ment, peut-être vicieux en beaucoup de points, devient

3o JOURNAL DE DUQUESNOY.

un sujet de dérision dans beaucoup de bailliages, surtout à Paris, on l'enfreint à chaque minute, on en parle avec mépris, et le Roi ne sait pas faire respecter les lois qu'il a faites et qu'il avait le droit de faire ! La nation s'assemble ; on croit que les bons esprits vont profiter de cette circonstance pour dominer l'influence ministérielle, assurer le bonheur et la liberté de la nation, et personne n'ignore que les vaines querelles d'ordre à ordre vont occuper tant de bons citoyens.

Cependant l'ouverture se fait ; on voit avec peine la cour étaler un luxe affreux dans cet instant de détresse. On la voit avec peine improuver clairement le discours de l'évêque de Nancy, faible au fond, au-dessous de son sujet, mais recommandable par quelques traits de patriotisme et de courage, qui valent mieux qu'un bon discours. Le rapport du contrôleur général fait naître des craintes.

Il est évident pour tous les bons esprits que, si à la séance du mardi le garde des sceaux eût annoncé que le lendemain les trois ordres devaient se réunir pour vérifier les pouvoirs en commun, si le garde des sceaux fût venu à cette séance comme commissaire du Roi jusqu'à la nomination d'un président, la noblesse et le clergé seraient venus. Ils auraient fait des protestations, ils auraient dé- claré qu'on ne peut rien induire de leur démarche pour l'opinion par tête; on leur aurait accordé leur non-préju- dice, mais les pouvoirs se seraient vérifiés et la machine serait aujourd'hui organisée. Peut-être l'habitude de se voir aurait-elle pu rapprocher les ordres, peut-être aurait- on trouvé moyen de les mettre à portée de s'expliquer et de s'entendre. Mais, loin d'adopter un parti aussi sage, on sépare les ordres, on les abandonne à eux-mêmes ; alors il s'élève dans le tiers des gens ardents qui pérorent avec violence contre la noblesse, dans la noblesse des gens

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violents qui déclament contre le tiers. Tous ces propos se rapportent d'une chambre à l'autre, ils aigrissent les esprits. Il passe pour décidé dans le tiers, sans qu'on ait examiné la question, sans qu'on l'ait discutée, que l'opi- nion par tête est la seule bonne, qu'on doit vérifier les pouvoirs en trois ordres réunis, que jusqu'à cette vérifica- tion il n'y a point d'États généraux, mais que tous les députés du tiers ne sont plus qu'un groupe d'amis, etc. Il s'établit bientôt que si la noblesse et le clergé refusent la délibération par tête, le tiers se déclarera la nation et fera des lois qui assujettiront les classes privilégiées ; tout cela passe pour certain, pour arrêté, quoiqu'on n'ait pas déli- béré, quoiqu'on prétende ne pas pouvoir délibérer.

Cependant la noblesse opère, se déclare chambre cons- tituée; elle nomme des commissaires pour la vérifi- cation des pouvoirs, elle rend des jugements qui déclarent des élections nulles, fait une députation pour apporter ses arrêtés et propose de nommer des commissaires con- ciliateurs, le clergé l'ayant déjà proposé. La députation aigrit les esprits par l'insolence du duc de Praslin ; on re- marque avec peine que la noblesse parle de concilier après avoir pris un parti ferme et décidé. Le clergé joue son rôle ordinaire, il biaise, il hésite ; il est évident que tous les évêques sont pour l'opinion par ordre, les curés s'agitent (au moins quelques-uns) pour le mode contraire, mais ils sont écrasés par le nombre et subjugués par l'ascendant impérieux de l'autorité épiscopale. Les com- missaires se nomment dans le tiers, on choisit des gens connus pour la plupart par des écrits violents, incen- diaires, des gens excessivement désagréables à la no- blesse. On met à leur tête Target, homme violent, dévoré d'ambition et d'orgueil, et décidé à jouer un rôle à tout prix, et c'est cet homme-là qui va faire connaître ce

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choix aux deux autres ordres; il leur parle avec autant d'insolence que le duc de Praslin a parlé au tiers. La noblesse nomme ses commissaires; ils sont aussi peu mo- dérés que ceux du tiers. Le clergé nomme les siens.

Voici le mandat du tiers : nommer des personnes char- gées de concerter, avec celles qui ont été nommées parla noblesse et le clergé, le moyen de procurer la vérification des pouvoirs en commun, et de tenir note de leur confé- rence. Ainsi, et cela est expressément déclaré, leur mission se borne à demander la vérification des pouvoirs en commun. D'un autre côté, les personnes de la noblesse ont ordre de ne relâcher en rien sur ce point, à peine d'être désavouées. Les commissaires du clergé ont ordre de chercher à concilier, et de se retirer si leurs tentatives sont inutiles. Ce n'est pas tout : les personnes du tiers ne peuvent faire aucune ouverture, adopter ni même écouter aucune proposition, que ce préliminaire ne soit rempli.

Il est bien évident que ces conférences ne peuvent pro- duire d'autres effets que d'aigrir les esprits, avec d'autant plus de raison que les discours violents continuent dans les deux chambres. Ainsi les commissaires, ou les person- nes, vont se séparer, et que ferons-nous? Il n'y a pas d'Etats généraux tant que les pouvoirs ne sont pas vérifiés, les pouvoirs ne peuvent être vérifiés qu'en commun, donc il n'y a pas d'États généraux, puisque la noblesse a fait seule sa vérification et que le tiers n'en a pas fait. Encore une fois, que ferons-nous ?

Il me paraît que la noblesse n'a aucun motif raisonnable pour refuser la vérification commune des pouvoirs. Tous les membres de cet ordre sont députés aux Etats géné- raux, c'est donc aux Etats généraux qu'ils doivent justifier leur mission ; le raisonnement est puissant. En vain, pour éluder, on dit que la noblesse n'a reçu son mandat que

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des nobles, qu'ils n'en doivent compte qu'à des nobles. Il ne s'agit pas de savoir par qui il est donné, mais qui a inté- rêt à le connaître. D'ailleurs, cette vérification en commun est au fond très indifférente, très étrangère à la forme de voter par ordre ou par tête. C'est donc une opiniâtreté, une morgue insupportable qui font que la noblesse se refuse à cette démarche.

J'ajoute que cela est d'autant plus grave que la vérifica- tion des pouvoirs en commun ne décide rien contre la noblesse, et que la vérification par chambre préjuge en faveur de l'opinion par chambre.

Mais, si le tiers persiste dans cette demande, si la no- blesse persiste dans son refus, si l'administration reste encore un peu de temps dans l'apathie, que deviendrons- nous ?

Cette vérification n'est, si l'on veut, qu'une chimère, mais elle paraît à beaucoup de gens tenir immédiatement à la forme de voter. Jamais la noblesse n'adoptera le vote par tête, jamais le tiers le vote par ordre.

La noblesse dit (ou du moins quelques nobles disent, car l'ordre ne s'explique pas là-dessus) : ce Nous consen- « tons de payer, de perdre cette partie de nos privilèges, « laissez-nous les autres. Il est évident que la seule qui « nous flatte est de former un ordre séparé ; si l'on vote « par tête, la supériorité du nombre nous écrasera ; nous « sommes dépouillés successivement des droits seigneu- « riaux, etc. Si vous n'avez pas le projet de nous anéantir, « que vous importe comment on opine? Nous sommes une « classe privilégiée, en possession de privilèges, il faut « nous laisser les moyens de les défendre. Il vaut mieux « pour nous être anéantis que de ne pas exister comme « nobles, et l'on nous arrachera la vie avant de nous faire « consentir à l'opinion par tête ; enfin, nos cahiers sont

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« impératifs, il ne dépend pas de nous de nous en écar- « ter. »

Le tiers répond qu'il n'y a de bonne manière d'opiner que celle qui fait connaître le vœu du plus grand nombre : « Nous sommes la nation; vous n'en êtes que des fractions. « Nous sommes loin de vouloir attenter à vos propriétés, « à vos droits de noblesse, mais vous voulez continuer <( à nous opprimer et vous réserver, par vos veto, le droit « de maintenir tous les abus que nous voulons réformer. « Nos pouvoirs nous interdisent toute composition à ce « sujet, et vous nous tuerez plutôt que de nous en faire « relâcher. »

Le clergé dit : « Je veux vous accorder. » On ne sait trop quelle est son opinion, mais les évêques, même les plus modérés, comme M. de Nancy, tiennent à l'opinion par ordre, et ils ont beaucoup de curés de leur bord.

Voilà le point en sont les ordres entre eux ; dans chacun d'eux voici ce qu'on démêle :

Les évêques sont le corps puissant dans le clergé ; les curés s'agitent, trépignent comme des enfants que l'on fouette, mais les évêques ont déjà la préséance, tandis que dans la noblesse on est placé par bailliage et que M. le duc d'Orléans, par exemple, n'a d'autre rang que celui de sa députation. Les curés injurient tels évêques, qui dis- simulent. Je ne sais pas qu'il se soit élevé un homme de marque qui domine les autres, mais seulement que l'ar- chevêque de Vienne, cher à tous les bons citoyens par ses vertus, défend avec courage la cause du tiers. Tous les jours une soixantaine de curés se rassemblent; l'abbé Gré- goire, curé d'Emberménil, les pérore ; ils sont, dit-on, décidés à se rendre à la chambre du tiers quand il le vou- dra, mais : j'en doute ; en 2e lieu, qu'est-ce que 60 ?

Dans la noblesse, le comte de Montboissier, doyen, est un

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sot, une mâchoire ; les parlementaires sont loin d'y tenir le haut bout, on les humilie en toute occasion. La haute noblesse prime comme ailleurs. Il y a, dit-on, 35 gentils- hommes entièrement dévoués au tiers. Il ne faut point de vue pour voir que la noblesse n'a qu'à perdre aux Etats généraux et rien à y gagner ; aussi y a-t-il beaucoup de gens de cet ordre qui veulent les faire dissoudre sans effet. Si, par exemple, cet ordre se déterminait à déclarer d'une manière franche et loyale qu'il veut supporter les impôts, et que, pour prix de cet abandon, il demande de voter par ordre, les bons esprits du tiers auraient une grande ouverture pour proposer des tempéraments, des conciliations ; mais, loin de là, il est reçu dans la noblesse que cette démarche ne doit être faite que quand la consti- tution sera établie et que le vote par ordre est une partie de la constitution.

Le tiers n'est pas moins éloigné du vrai. Target s'est emparé de beaucoup de gens faibles ; quand il parle, on l'écoute comme un oracle et l'on impose silence à des gens qui valent infiniment mieux que lui pour la sagesse et la pureté des vues. Mounier le suit et a les mêmes pré- tentions. Il est évident que ces deux hommes et leurs partisans seraient désolés qu'on s'arrangeât avec la no- blesse, parce qu'ils ne joueraient plus un si grand rôle. Les Bretons, d'un autre côté, sont excessivement irrités contre la noblesse, et leur désir serait de l'égorger sans qu'il en reste un seul membre. Une imitation ridicule et puérile de l'anglais règne dans l'Assemblée. L'honorable membre, motion, amendement, communes, la majesté de la nation^ etc. : Imitatores, serçum pecus ! D'un autre côté, une métaphysique détestable : nous ne sommes pas cons- titués ; ainsi nous ne pouvons avoir de président, mais un doyen ; point de commissaires, mais des personnes ;

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point de députés, mais des envoyés ; point de procès-ver- baux, mais des notes ; nous ne sommes pas un ordre, mais une agrégation, une collection d'individus. Une fureur de parler inconcevable ! On délibère quatre jours sur l'aile d'une mouche, et i5o personnes ont des discours écrits ; peu ou point d'amour de la chose publique ; les gens qui parlent ne le font que dans l'espérance d'établir leur réputation. Mirabeau, d'un autre côté, déchire le ministère dans une feuille atroce, etc.

Après ce tableau de notre position, je crois devoir dire encore un mot du ministère et de celle du royaume.

Le ministère, c'est M. Necker ; le garde des sceaux est nul, les autres ministres nuls, tout roule sur M. Necker. Il me paraît qu'on ne peut avoir l'âme plus honnête, des vues plus pures ; on ne pourrait lui reprocher que de la faiblesse. Il devait amener le Roi aux Etats, et le faire parler en père d'abord, mais ensuite en roi, en grand roi, et rappeler l'ordre et le calme dans une assemblée con- voquée pour faire le bien. Il devait, fort de sa vertu et de sa conscience, s'exposer sans crainte. L'autorité, tous les ressorts sont relâchés, tous les } rincipes de subordination sont oubliés, et un vil coquin comme Mirabeau ose accu- ser publiquement un ministre du Roi d'impéritie, de crime, de faux ! Et ce ministre ne peut ou n'ose demander une justice que tout particulier réclamerait avec confiance ! Et cependant un arrêt du Conseil supprime ce libelle!

Il y a bien des provinces l'on attend le moment de tout bouleverser ; certainement le projet des Bretons est celui des aplanisseurs d'Angleterre ; ils voudraient faire disparaître toute inégalité de condition. Il me paraît cer- tain qu'au premier moment l'on connaîtra la division des ordres, la noblesse de Bretagne verra le tiers s'armer contre elle ; il est probable qu'on fera la même chose en

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Comté, en Provence, etc. Le feu peut gagner de province en province, et qui sait il s'arrêtera? Enfin, pour sur- croît de peine et d'embarras, il y a des provinces qui ne veulent pas envoyer aux Etats, ou dont les élections sont nulles ou contestées par la province. La noblesse de Bre- tagne n'enverra pas ; le Béarn n'enverra pas; les élections de la noblesse de Metz sont annulées, celles du Dau- phiné, de l'Artois, contestées. Le mépris fait du règlement en est cause pour quelques-unes.

Dans cette terrible anarchie, qu'allons-nous devenir? Je l'ignore, mais voici la marche que je prévois et que je crains.

La noblesse se refusera à la vérification des pouvoirs en commun.

Le tiers n'est rien dans les principes quand les pouvoirs ne sont pas vérifiés.

La nation seule a le droit de les vérifier, il faut donc que le tiers se déclare la nation. Gela me paraît une con- séquence nécessaire des principes adoptés dans l'ordre et de la conduite que l'on a tenue.

Mais quand il sera la nation, que fera-t-il ? Il appellera ceux des ecclésiastiques et des nobles qui voudront le joindre, et certes il y en aura peu; les autres aussi se déclareront la nation.

Alors, que fera le Roi ? Il compromet son autorité, quel que soit le parti qu'il prenne ; il expose son royaume à être inondé de sang.

Ainsi, quoi qu'il arrive, nous ne sortirons de la crise actuelle que par une secousse terrible, et, après nous être longtemps battus les uns contre les autres avec nos fers, nous nous endormirons de lassitude dans le sein du despotisme le plus absolu. Peut-être en province ne sent- on pas cela aussi vivement qu'ici; mais j'ai le malheur

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d'être sur la scène, ou du moins d'en être assez près pour juger les objets; je n'ai d'ailleurs aucune opinion pour ou contre aucun ordre, et je ne vois pas sans une terreur profonde la destinée qui attend la nation.

Certainement un homme loyal doit attaquer les abus de la noblesse avec lorce, il doit faire disparaître les attentats qu'elle a commis contre la liberté et l'égalité naturelles, modifiées autant qu'elles doivent l'être raisonnablement; mais aussi il doit se mettre entre la noblesse et l'homme farouche qui veut l'égorger; c'est ici le combat d'un lâche, c'est un assassinat, c'est l'abus de la force. Qui de nous voudrait se livrer à la merci de la noblesse ? Pourquoi attendre d'elle une générosité que nous n'aurions peut- être pas? Quel est le véritable intérêt de nos commettants? De payer le moins possible et de maintenir l'autorité royale dans ses justes bornes. Qui est-ce qui nous op- prime, est-ce la noblesse? Non, c'est le ministère. Qu'im- porte aux misérables habitants de la campagne qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas de noblesse héréditaire, pourvu qu'ils ne paient que peu d'impositions ? Eh bien ! voilà ce qu'on n'oserait dire encore : l'homme sage et modéré qui parlerait ce langage non seulement ne serait pas écouté, mais on trouverait moyen de l'exclure. On ne parle dans le tiers que d'aristocrates, dans la noblesse que de démo- crates. Voilà le cri de guerre ! Nous avons perdu de vue le ministère pour nous entre-déchirer.

La noblesse a déclaré nulle l'élection de M. de Poncet, de Metz; alors il a dénoncé celle du comte de Gustine- Guermanches et de M. de Neubourg, en ce que la réduction s'est faite par la noblesse et le tiers étant réunis, sans que le clergé y ait concouru, l'ayant faite séparément. On a pré- tendu que le concours des trois ordres était nécessaire pour opérer la réunion; les vœux paraissaient d'abord

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favorables aux élus, mais le comte de Gustine a parlé avec tant de chaleur et d'emportement qu'il s'est perdu; l'élec- tion a été déclarée nulle. On assure qu'il veut appeler du jugement de sa chambre aux Etats généraux; je crois que cette démarche achèvera de lui aliéner son ordre.

On raconte que, l'évêque de Noyon se trouvant à un grand dîner était aussi le curé de Marolles, ils ont eu ensemble une conversation fort plaisante. Le curé parlait avec assez de chaleur des intérêts du tiers, que le prélat attaquait durement : «Vous avezraison, au reste, monsieur « le curé, les intérêts du tiers sont les vôtres. J'ignore, « Monseigneur, ce que vous voulez dire, je soutiens les « intérêts du tiers par conviction et par sentiment. Et « par état. Monseigneur, je n'aime pas à parler de ces « misères-là, mais, puisque vous m'y forcez, je vous dirai « que je puis prouver aisément 260 ans de noblesse, que « j'ai eu quatre frères tués au service, que je suis depuis « 45 ans curé de la même paroisse, et que, si j'eusse été « au service, j'aurais sûrement obtenu des distinctions « dont je vois décorés des gens d'une naissance bien infé- « rieure à la mienne. Un de mes frères était lieutenant des « gardes du corps, un autre capitaine de cavalerie, un « troisième capitaine de grenadiers, et le quatrième trop « jeune encore pour avoir passé le grade de lieutenant. <( Je vous demande pardon, Monseigneur, de vous avoir « entretenu de pareilles misères, mais vous m'y avez « forcé. » L'évêque lui a fait infiniment de caresses et d'amitiés : il avait 25o ans de noblesse !

L'écrit publié par Mirabeau I n'a pas pour titre : A mes correspondants, mais : Lettre[s] écrit e[s] par le comte de Mirabeau à ses commettants. On le voit maintenant

1. Voy. ci-devant, p. a5, et YIndex.

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ici; on dit qu'il est fort adouci. Je l'ai ouï lire hier : c'est une horreur. Sous prétexte de rendre compte à ses com- mettants de l'état des affaires publiques, il s'élève avec violence contre M. Necker, contre les arrêts du Conseil, etc. C'est un brûlot propre à soulever le tiers contre les deux autres ordres; le compte qu'il rend est d'ailleurs très infidèle. On dit qu'un chevalier de Saint-Louis, son abonné, lui a écrit la lettre suivante :

« J'avais cru, Monsieur, souscrire pour un ouvrage pé- « riodique et non pour un libelle ; votre journal en est « un. Je vous renvoie les deux premiers numéros; pour « les neuf livres que vous m'avez extorquées, vous « pouvez les conserver, etc. » Et il a signé.

a3 mai, le matin.

La séance a été employée à discuter une proposition faite par le jeune Laborde [le 20 mai], qui tendait à rendre public par la voie de l'impression tout ce que nous avons fait depuis l'ouverture des États ; elle a eu * 327 voix contre elle et seulement 33 pour. Les bons esprits ont senti que nous n'avions rien à dire, et que ce compte ne signifierait rien; en second lieu, qu'il pourrait produire un effet très fâcheux, en persuadant au peuple que le tiers n'est retardé que par le refus de la noblesse; cela n'est que trop vrai, sans doute, mais il n'est pas encore temps de le dire.

Cette motion rejetée, Target et Mounier ont tâché de la faire revenir sous d'autres faces, mais on ne les a pas écoutés.

C'est une chose étrange que l'activité de l'amour-propre dans une telle assemblée ; de tous les gens qui ont parlé, qui se sont mis en avant, il n'y en a pas un qui ne soit balayé : Mirabeau, Malouet, Mounier, Barnave, Target,

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Legrand, Laborde, Saint-Étienne ; ou je me trompe, ou leur rôle est joué pour la plupart. Ils ont eu la liberté de chercher à briller sur des misères, sur des enfantillages; ils n'ont pu se réserver leurs moyens, leur crédit pour de plus grandes occasions.

On interrompt durement Target quand il parle, et, hier, un député du Vermandois lui a dit : « Les plus pressés « parlent les premiers, les plus prudents parlent les der- « niers et disent de meilleures choses. » Son amour- propre se replie de mille manières ; il change d'avis à tout moment, il veut jouer un rôle, il n'y réussira pas.

Mounier a la même versatilité et cache moins son orgueil; habitué à primer dans les assemblées de sa pro- vince, il croit jouer ici le même rôle ; il s'est trouvé loin de son compte.

* Barnave a osé dire hier : « J'adopte la motion de « M. de Laborde, que l'on rejette sans la connaître. » Celui qui le suivait : « Je rejette la motion de M. de La- « borde, parce que je la connais bien. » Ce qui est déso- lant et humiliant, c'est l'extrême désordre qui règne dans l'Assemblée. Des écoliers sont infiniment moins bruyants, plus tranquilles, plus honnêtes.

Les commissaires s'assemblent, je crois, aujourd'hui.

N" 11. [24 mai.J

Voici quelques détails sur le renvoi de la députation des Evêchés pour la noblesse. Lorsqu'on a fait la réduc- tion à Metz, les trois ordres étant réunis en présence du lieutenant général, on a agité la question de savoir si on la ferait en commun ou séparément; le clergé était pour le dernier avis, la noblesse pour l'autre. Après de bien longs débats, le lieutenant général a ordonné que les trois ordres se retireraient chez eux dans leurs chambres ;

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le clergé est sorti, mais le comte de Gustine, au nom de la noblesse, a proposé au tiers de rester réunis. Gela a été accueilli, la réduction s'est faite dans les deux ordres; on prétend que c'est une nullité.

On assure qu'un député, élu, je crois, à Thionville, n'ayant pas pu se rendre à Metz, celui qui a eu le plus de yoix après lui, et qui n'était pas nommé suppléant, est venu de son chef à sa place.

On sait aussi que la ville de Metz, en sa qualité de ville impériale, croyait avoir le droit d'envoyer directement une députation. M. de Poncet a été envoyé par la ville.

Lorsqu'on a agité la question si on vérifierait les pou- voirs en commun ou en ordres séparés, M. de Gustine a appuyé avec chaleur l'avis par ordre. La vérification se faisant [le 16 mai], l'élection de M. de Poncet a été décla- rée nulle, les pouvoirs de MM. de Gustine et de Neu- bourg vérifiés. Alors, M. d'Espréménil, qui protège fort M. de Poncet, a dénoncé l'élection de MM. de Gustine et de Neubourg. M. de Poncet a demandé d'entrer dans la chambre pour l'attaquer; le comte de Gustine a demandé à se défendre, on y a consenti, mais la chaleur qu'il y a mise n'a fait qu'ajouter à l'extrême défaveur il est dans son ordre depuis ses aventures en Lorraine. Il s'est élevé plusieurs voix : « Point de Gustine ! Point de Gus- « tine! » et, à une grande unanimité, l'élection a été décla- rée nulle.

* Les gens qui veulent entraîner la noblesse dans des démarches qui F éloignent toujours plus du tiers ont en- gagé le faible comte de Montboissier à s'adresser au Roi, au nom de l'ordre, pour demander une nouvelle élection des Évêchés. Gette demande a été faite ; je ne sais pas le résultat.

Le comte de Gustine hésite entre plusieurs partis :

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appeler au Conseil, il ne le faut pas ; appeler aux États généraux, il ne le peut pas : il a reconnu que son ordre avait seul le droit de vérifier ses pouvoirs; retourner à Metz pour courir le choix (sic) d'une nouvelle élection, c'est ce qu'il peut faire de mieux. Il est probable qu'il se- rait choisi. Il a demandé à son ordre le motif de sa déci- sion, on le lui a refusé; ce que je crois sûr, c'est qu'on n'a pas jugé la chose, mais la personne; plusieurs juges ne s'en défendent pas trop.

* Dans la séance d'hier, le prince de Poix a demandé qu'un des chefs des instructions données aux commis- saires fût l'expression du vœu que la noblesse forme de renoncer aux privilèges pécuniaires. Cette motion a été fort débattue, fort contredite; je doute qu'elle passe. 11 existe une opinion fort bizarre dans la noblesse : elle ne veut pas, dit-on, s'expliquer sur cet objet que la constitu- tion ne soit faite. Il est certain cependant que cette décla- ration donnerait une grande ouverture aux gens bien in- tentionnés dans le tiers, parce qu'ils ôteraient par un des plus grands arguments aux ennemis de la paix. Mais il me paraît, par ce que je recueille de côté et d'autre, que [par] la réunion étroite de la noblesse, par sa fermeté à se déclarer et à se maintenir constituée, par la démarche du comte de Montboissier, suite d'un jugement rendu par une chambre qui prétendait naguère n'avoir pas le droit d'en rendre aucun, par les lenteurs qu'elle apporte à opérer, par sa résistance à vérifier les pouvoirs en commun, par son refus à s'expliquer sur les impositions, il me paraît, dis-je, que l'aristocratie domine évidemment dans l'ordre ; c'est l'opinion des gens les plus sensés du tiers.

La séance d'hier matin a été encore employée dans le tiers à une motion de M. Target, laquelle n'était qu'un

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réchauffé de celle de M. deLaborde, proscrite laveilleavec raison. M. Target a eu l'humiliation, de se voir condamner *par 388 voix contre 37. Au reste, il existe dans l'Assem- blée un dégoût, une fatigue infinie de la conduite que l'on a tenue jusqu'à aujourd'hui. Les bons esprits commen- cent à sentir la nécessité de se rapprocher, pour faire taire les bavards, les incendiaires, et se mettre à même de prendre, après de mûres réflexions, une résolution quel- conque ; je crois pouvoir dire que la semaine prochaine ne s'écoulera pas sans un résultat important. On ne choi- sira, je crois, que l'un de ces deux partis : ou se déclarer la nation, ou se constituer en ordre.

On assure que le ministre a un plan tout prêt pour accommoder tout, mais qu'il veut attendre que l'on recon- naisse qu'on a besoin de lui. Dieu veuille qu'il nous accorde autrement qu'en nous enchaînant !

Je vais placer ici deux anecdotes que l'histoire ne recueillera pas, mais qui ont leur mérite.

M. de Brézé, grand maître des cérémonies, a écrit au doyen [le 23 mai] pour lui annoncer que ceux d'entre les membres du tiers qui n'ont pas été présentés le seront dimanche ; il écrit sans postillon 1, et il finit : J'ai l'honneur d'être, avec un parfait attachement.... Quand on a lu la lettre, le comte de Mirabeau s'est levé et a dit: « Personne « n'a droit d'écrire à M. le doyen : avec un parfait attache- « ment. » Gela a été fort applaudi. On a parlé durement au secrétaire du marquis, et arrêté qu'on ne lui ferait pas de réponse.

Un membre du tiers ayant dit que les diverses motions étaient des habits retournés, le doyen l'a prié de parler avec plus de dignité et de réserve. Il a avoué qu'il avait

1. Sans mettre le titre en vedette.

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tort et promis de parler plus décemment. On l'a beaucoup applaudi.

* Plusieurs personnes ont demandé qu'on suppliât le Roi de donner aux pauvres l'argent qu'il emploie au spectacle que l'on donne trois fois la semaine au château. On les a huées, et il me paraît à moi que c'est avec raison, car nous n'avons pas ce droit, et, en second lieu, le Roi est bien le maître sans doute de donner à des députés et à des sujets un spectacle chez lui.

Il y a mille raisons pour rendre cette demande ridicule, mais voici le motif secret de la motion. Un député condui- sant sa femme au spectacle, il avait un billet de parquet et un de loge ; il a demandé au garde du corps placé à la porte de lui permettre de se placer à côté de sa femme : « Monsieur, je ne peux pas, ma consigne me charge de « placer chacun de vous au lieu que lui assigne son billet, « et je n'ai pas le droit de la changer ni de m'en écarter. « En ce cas, Monsieur, il n'y aura point de spectacle <( aujourd'hui ici, ni pour moi, ni pour ma femme, mais il « n'y en aura pas longtemps pour d'autres ; on en parlera « dans l'Assemblée. » Il est sorti, déchirant ses billets et emmenant sa femme fort chagrine. On donne cette anec- dote comme très positive.

Les motions ridicules se succèdent ; mais celle qui a excité une plus grande fermentation est la demande d'établir un comité chargé de rédiger un journal. Il y a eu dans le cours des opinions des mots très amers contre les feuilles de Mirabeau, mais la motion a été rejetée, et, dans le vrai, il n'est pas tenu de faire un journal.

a5 mai, le soir.

Les commissaires se sont assemblés samedi soir [23 mai]. Si on en croit les nobles, le tiers s'est avoué vaincu.

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Le tiers, de son côté, tient le même langage. Le clergé paraît reconnaître que des deux côtés on s'est conduit avec beaucoup d'honnêteté et d'impartialité ; mais il ne dit pas, ce me semble, que personne ait été ni se soit avoué vaincu.

Il est avoué des deux côtés qu'on abandonnera la discus- sion historique de ce qui s'est passé aux anciens Etats généraux, comme prouvant autant pour que contre, et qu'on s'en tiendra à la seule force de la raison. Or chaque parti la prétend de son côté, et on s'est séparé sans avoir rien terminé. Les commissaires sont assemblés au mo- ment où j'écris.

On dit que M. Target a parlé à la commission avec une modération, une sagesse très remarquables; M. l'arche- vêque d'Arles dans le clergé, M. de Luxembourg dans la noblesse.

On se plaint beaucoup d'un M. de Gazalès, député de la noblesse du Languedoc, lequel, dit-on, n'est pas même noble.

A l'assemblée de ce matin, on a encore renouvelé cette bête motion des spectacles ; elle a été huée. Il ne s'estrien passé de remarquable, sinon que le comte de Mirabeau a fait une motion pour qu'on fit un règlement : le comte de Mira- beau, c'est-à-dire celui qui pendant i5 jours s'est opposé à ce qu'on en lit un ! Au reste, nous nous habituons à ces variations. M. Mounier a changé cinq fois d'avis dans trois jours, M. Target trois fois dans une séance. Ces messieurs savent saisir ce qu'ils croient l'esprit dominant, et ils s'y prêtent.

La motion de Mirabeau sera, je pense, adoptée.

Nota. La noblesse a déclaré à la commission que le vœu de la renonciation aux privilèges pécuniaires était dans tous les cahiers et dans tous les cœurs, mais qu'on ne pouvait s'expliquer qu'après la constitution établie.

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P. S. Je suis sûr, et très sûr, que M. de Custiue veut rendre public un mémoire contre la décision de sa cham- bre et soumettre le jugement au Conseil, puis aux États assemblés. Peut-être changera-t-il encore d'avis, mais on imprime maintenant son mémoire.

12. Du 28 mai.

Les conférences sont finies, les commissaires sont ve- nus le 26 en rendre compte au tiers. On n'a pas vu sans étonnement MM. Rabaut de Saint-Etienne, Target et Mou- nier se partager entre eux ce rapport de moins d'une demi-heure, parler alternativement pour répéter les mêmes choses, se louer. Ce triumvirat a fort déplu, il an- nonce une prétention décidée.

Quoi qu'il en soit, le résultat du compte est que l'on a fait à la noblesse les arguments les plus forts, tirés du fait et du droit, et qu'ils sont restés sans réponse. Ce mot sans réponse a été répété plusieurs fois par M. Target.

Les commissaires de la noblesse, de leur côté, ont fait un rapport à leur chambre, et, si on les en croit, ils ont fait au tiers les arguments les plus forts, tirés du droit et du fait, et ces arguments sont restés sans réponse.

* Le clergé a fait des propositions d'accommodement; en voici une, dans les termes mêmes elle a été faite :

« Les pouvoirs de la noblesse seront portés dans les au- « très chambres pour que la vérification en soit confir- « mée; il en sera de même à l'égard des pouvoirs du « clergé et du tiers. S'il s'élève des difficultés sur les <( pouvoirs des députés de quelque ordre, il sera nommé « des commissaires dans chacune des trois chambres sui- « vant l'ordre établi; ils rapporteront dans leurs chambres « leur avis, et, s'il arrivait que le jugement des chambres « fût différent, la difficulté sera jugée par les trois ordres

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« réunis, sans que cela puisse préjuger la question de l'o- « pinion par ordre ou par tête, et sans tirer à conséquence « pour l'avenir. »

Cette proposition a été rejetée dans les deux chambres, et elle devait l'être .

* Le même jour 26, la noblesse a arrêté, sur le rapport des commissaires, qu'elle se tenait de nouveau pour bien constituée, les pouvoirs bien vérifiés, sauf à peser pour l'avenir les inconvénients de la vérification en commun ou par ordre.

Le lendemain 27, ou a fait dans le tiers diverses mo- tions : on a proposé de tenter un dernier effort près de la noblesse, de proposer au clergé de seconder ses efforts. Toute idée de réconciliation avec la noblesse a été rejetée, et jamais la haine contre cet ordre, le mécontentement qu'inspire sa résolution ne s'est si clairement manifesté. Après beaucoup de débats, on s'est fixé à l'arrêté suivant :

* « Les députés des communes invitent Messieurs du « clergé, au nom du Dieu de paix et de l'intérêt national, « de se réunir à eux dans la salle nationale pour opérer en « commun le bien et la concorde. »

* Cet arrêté a été porté par une députation de 48 [mem- bres], à la tête desquels Target a encore trouvé le secret de se placer. Lorsqu'il a parlé, il a varié plusieurs fois dans ses expressions, il a été renoncé par ses confrères. Les mots de salle nationale ont excité un grand murmure, on l'a forcé de retourner à la chambre du tiers pour deman- der s'ils étaient dans l'arrêté ; on lui a dit que oui.

Il paraît qu'il terrasse Mirabeau, parce qu'il parle plus facilement et qu'il a au moins autant d'audace ; d'ailleurs la prévention est pour lui. C'est un homme bien dangereux et qui peut entraîner la nation dans les plus terribles me- sures.

28 MAI I789. 49

Il est fort remarquable que cette députation au clergé, la question de savoir si on en ferait une à la noblesse sont les choses les plus importantes que nous ayons encore trai- tées, et que c'est par acclamation, dans une minute, que cette résolution a été prise, tandis que nous avons délibéré quatre jours sur l'aile d'une mouche.

* La députation retirée, M. l'archevêque d'Arles a pro- posé à son ordre de remettre la délibération à huit jours, attendu son importance. J'étais à portée de l'entendre, il a mis la plus grande adresse dans cette proposition. « On « nous appelle au nom du Dieu de paix, et ne voit-on pas « qu'elle est perdue pour jamais si nous établissons une « scission décidée ? Ne renonçons pas à l'espoir de rame- « ner la noblesse, etc. » Il l'a justifiée de sa résistance. J'ai remarqué qu'il a été fort applaudi.

* Le curé d'Emberménil [Grégoire] a fait ensuite un dis- cours animé pour interpeller les évêques de descendre, pour annoncer que les curés publieraient un manifeste : point d'applaudissements.

Un curé a parlé avant, avec beaucoup de chaleur, pour se rendre à l'instant dans la salle, ou au moins délibérer à l'instant; point d'applaudissements.

* L'archevêque a repris la parole ; il a loué le zèle des curés, mais il leur a proposé de considérer que, les Etats ne pouvant être composés que des trois ordres, il n'y au- rait pas d'États sans la noblesse, qu'il iallait donc s'atta- cher à la ramener, et que. d'ailleurs, on ne pouvait déli- bérer que quand on serait constitué, et qu'il fallait que le clergé se constituât à l'instant, au moins provisoirement.

Enfin, après beaucoup de débats, on a commencé à dé- libérer.

f Vers deux heures, la plus grande partie du tiers étant sortie de la salle, quelques effervescents sont, de leur chef,

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5o JOURNAL DE DUQUESNOY.

allés annoncer an clergé que Tordre ne quitterait pas la salle sans avoir une réponse. M. d'Ailly était l'auteur de cette folie, qui paraît avoir été suggérée par quelques cu- rés. Le clergé a levé la séance à trois heures, et il a bien fait.

Ainsi, voilà la scission bien établie entre la noblesse et le tiers. Je crois qu'elle le sera bientôt avec le clergé ; qu'allons-nous faire ?

i3. Du 3o mai 1789.

Après l'interpellation faite par le tiers le 27, le clergé s'est séparé vers trois heures. Il paraît que la levée de la séance est l'ouvrage du haut clergé, qui a craint que les curés ne prissent une détermination favorable au tiers. Au reste, je suis convaincu qu'on exagère beaucoup les dispositions des curés, parmi lesquels le plus grand nom- bre, subjugués par les évêques ou maîtrisés par leurs in- térêts personnels, ne se prêteront jamais à l'opinion par tête. Je sais même, et j'en suis sûr, que plusieurs d'entre eux sont persuadés qu'il existe dans le tiers un projet de tolérance en faveur de la religion réformée, et ils se fon- dent principalement sur ce que M. Rabaut de Saint- Etienne, ministre protestant, est commissaire concilia- teur; cette opinion peut donner une idée de la force de raisonnement des curés et du degré de confiance qu'ils méritent.

A la séance du 28, le clergé délibéra s il délibérerait sur la réponse à faire au tiers. L'archevêque d'Arles insis- tait fortement pour qu'on ne délibérât pas; les curés voulurent la délibération. Vers midi est arrivé le marquis de Brézé, qui a remis à l'huissier à la porte une lettre du Roi, dont voici la teneur :

« J'ai été informé que les difficultés qui s'étaient éle-

3o mai 1789. 5i

« vées relativement à la vérification des pouvoirs des « membres de rassemblée des États généraux subsistaient « encore, malgré les soins des commissaires choisis par « les trois ordres pour rechercher des moyens de conci- « liation sur cet objet. Je n'ai pu voir sans peine, et même « sans inquiétude, l'Assemblée nationale, que j'ai convo- « quée pour s'occuper avec moi de la régénération du « royaume, livrée à une inaction qui, si elle se prolon- « geait, ferait évanouir les espérances que j'ai conçues « pour le bonheur de mon peuple et pour la prospérité de « l'État. Dans ces circonstances, je désire que les commis- « saires conciliateurs, déjà choisis par les trois ordres, re- « prennent leurs conférences demain, à six heures du soir, « et, pour cette occasion, en présence de mon garde « des sceaux et des commissaires que je réunirai à lui, « afin d'être informé particulièrement des ouvertures de « conciliation qui seront faites et de pouvoir contribuer « directement à une harmonie si désirable et si instante. « Je charge celui qui dans cet instant remplit les fonctions « de président du clergé de faire connaître mes intentions « à sa chambre. »

La délibération du clergé sur cette lettre n'a pas été longue, il a arrêté que les commissaires se rendraient aux conférences et qu'ils iraient à l'instant faire part au tiers de la lettre et de la résolution, et lui dire en même temps que cette circonstance suspendait la délibération sur la réponse à lui faire.

La députation du clergé est arrivée au tiers avant que la lettre du Roi lui fût remise. Il s'est élevé à l'instant un murmure ; on a accusé assez hautement les évêques d'a- voir sollicité, dicté cette lettre, et je crois qu'on avait raison.

La noblesse n'a pas voulu recevoir la lettre à la porte.

5!2 JOURNAL DE DUQUESNOY.

L'usage est que lorsque le grand maître a à parler à un ordre, il n'entre pas dans la chambre que l'ordre ne soit constitué ; s'il l'est, il est reçu par une députation et il entre jusqu'au siège du président. La noblesse, qui s'est constituée, a exigé que cette dernière forme fût mise en usage. Le marquis de Brézé a fait dire qu'il n'avait pas ordre d'entrer, qu'il allait parler au Roi ; le Roi était à Meudon ; * il est allé chez M. Necker, puis il est revenu à la chambre, et, sur de nouvelles instances, il est entré.

La lettre lue, la noblesse a pris l'arrêté suivant; après une délibération de trois heures, il a passé à la pluralité de 200 voix contre 5o :

« La chambre de la noblesse, considérant que dans le « moment actuel il est de son devoir de se rallier à la cons- « titution et de donner l'exemple de la fermeté, comme elle « a donné la preuve du désintéressement, déclare que la « délibération par ordre et la faculté à' empêcher, que les « ordres ont tous divisément, sont constitutifs de la 1110- « narchie, et qu'elle professera constamment ce principe « conservateur du trône et de la liberté. »

Il a été arrêté en même temps qu'on assisterait aux con- férences et qu'on ferait une députation au Roi pour l'en prévenir et pour l'en remercier. La députation a eu lieu hier ; on varie beaucoup sur l'accueil qui lui a été fait, je ne puis rien dire de précis.

La lettre remise au tiers, il s'est élevé divers murmures ; des plaintes contre la noblesse, contre le clergé ; enfin, après beaucoup de bruit, on a levé la séance sans rien dis- cuter, elle a été remise à cinq heures le même jour 28 ; c'est alors que l'arrêté de la noblesse a été connu. On a délibéré si on assisterait aux conférences proposées par le Roi. * M. Thouret a démontré jusqu'à l'évidence la né- cessité d'y assister ; on n'a pas encore mieux parlé dans

3o mai 1789. 5'3

l'Assemblée, avec plus de raison, de sagesse et de véri- table éloquence.

Mais un grand nombre de voix, et notamment les Bre- tons, s'opposèrent à ce qu'on assistât aux conférences : à raison de leur inutilité démontrée ; 20 dans la crainte que le Roi ne prononçât sur une question que la nation doit seule juger, et ils voulaient que Ton se constituât à l'instant en Assemblée nationale. * M. Le Chapelier a ouvert la motion suivante : « Qu'il soit fait à S. M. une très humble adresse pour lui exprimer l'attachement inviolable de ses fidèles com- munes à sa personne royale, à son auguste maison et aux vrais principes de la monarchie ; pour témoigner à S. M. leur respectueuse reconnaissance de ce que, dans sa sagesse et sa bonté, S. M. a convoqué, non trois as- semblées distinctes de trois ordres séparés d'intérêts et de vues, mais l'Assemblée nationale, pour s'occuper de concert avec S. M. de la régénération du royaume ; de ce que, dans sa sollicitude bienfaisante, S. M. a daigné re- chercher les moyens de mettre fin à la malheureuse inaction à laquelle cette Assemblée nationale est réduite par l'incident le plus imprévu, le plus contraire au bien général ; pour lui exposer que, par déférence au désir de S. M., les communes du royaume ont autorisé leurs commissaires à assister à la conférence à laquelle S. M. a daigné les inviter, et l'informer en même temps qu'in- timement convaincus que les députés des différents or- dres sont députés à une seule et même assemblée : l'Assemblée nationale ; que la vérification de leurs pou- voirs ne peut être définitivement faite et arrêtée que dans l'Assemblée nationale, et, déterminés, comme ils sont obligés par les ordres de leurs commettants, à ne « reconnaître pour députés à l'Assemblée nationale que

54 JOURNAL DE DÙQUESNOY.

« ceux dont les pouvoirs auraient été vérifiés et approu- « vés en la dite assemblée, ils chargent expressément « leurs commissaires de s'occuper de tous les expédients « qui, sans porter atteinte à ce principe fondamental, pour- « ront être jugés propres à ramener la concorde entre les « divers ordres et les faire concourir à rechercher en « commun le moyen de réaliser les espérances que S. M. <( a conçues pour le bonheur et la prospérité de l'Etat ; <( enfin, de leur en faire rapport, à l'effet que les dites fi- « dèles communes prennent une détermination qui, s'ae- « cordant avec les instructions qu'elles ont reçues de leurs « commettants, les mettent à portée de donner à S, M. (( des preuves non équivoques de leur entier dévoue- « ment à sa personne royale, à tout ce qui la touche, et « de leur zèle illimité pour le bien et la prospérité du « royaume.

« Si cette motion est adoptée, je demande qu'il soit im- « médiatement après la délibération décrété un comité de « 5 à 6 personnes, pour se retirer dans une autre chambre, <( rédiger l'adresse ainsi que la résolution de l'Assemblée « portant les instructions des commissaires et les reporter « dans cette séance même à l'Assemblée. Je demande que « l'adresse soit portée par toutes les communes en corps, « et qu'elles envoient sur-le-champ à S. M. pour savoir le « moment il lui plaira de les recevoir. Je demande que « les instructions portent :

« Que les commissaires déjà chargés de la concilia- « tion entre les trois ordres soient autorisés à se rendre à « la conférence à laquelle il a plu à S. M. de les inviter et « qu'ils fassent tous leurs efforts pour obtenir que cette « conférence ait lieu dans la salle commune.

« Qu'il leur soit intimé de n'agir dans cette confé- « rence que comme représentant les communes, d'exposer

3o MAI !;$(). 55

« leurs principes, de chercher les moyens de ramener « l'harmonie et la concorde, sans toucher à ces mêmes « principes.

« Qu'il leur soit de plus intimé de représenter que, « dans une telle conférence, ils sont prêts à ouïr avec at- « tention et à reporter aux communes les ouvertures de « conciliation qui pourraient être faites tant par les autres « ordres que par les commissaires de S. M., mais que, « quand il s'agit des droits les plus précieux des coin- ce mimes, ils ne peuvent prendre ni juges ni arbitres.

« Enfin, qu'il leur soit intimé de dresser, dans chaque « conférence, avec les commissaires des autres ordres, un « [procès-] verbal en commun de ce qui s'y sera passé, de « le signer en commun et d'en préparer un double pour « pouvoir être présenté aux communes. »

La discussion a duré jusqu'à onze heures du soir et a été reprise le lendemain [29], à sept heures. On a fort remar- qué que l'assemblée était peu nombreuse. Ce second jour, en commençant, * M. Rabaut de Saint-Etienne, à qui c'é- tait le tour d'opiner, a dit que l'assemblée n'était pas com- plète et a cherché à gagner du temps ; ce ne peut être qu'un calcul d'amour-propre, de vanité, d'un homme qui veut parler devant un nombreux auditoire; personne n'en a été la dupe et l'orgueil de M. Rabaut a été humilié.

* M. Régnier a parlé parfaitement bien : beaucoup d'in- térêt, de sentiment, de raison. Son avis était d'assister aux conférences.

* M. Prugnon a parlé ensuite avec beaucoup d'esprit et dans les mêmes vues ; on a fort remarqué dans son opi- nion les mots suivants : « Les nobles ne viendront parmi « nous que quand ils y trouveront leurs intérêts; ce n'est « jamais que par intérêt qu'ils traitent avec nous ; c'est « ainsi qu'ils épousent nos filles, c'est pour notre or. Il

56 JOURNAL DE DUQUESXOY.

« faut graver sur la colonne nationale la justification de « notre conduite. »

Les discours ont duré jusqu'à quatre heures. Le comte de Mirabeau a fait une motion que je ne peux joindre ici.

* L'impossibilité d'assister aux conférences à six heures étant démontrée, le doyen a prévenu le garde des sceaux ; les commissaires des deux autres ordres ont été chez lui : j'ignore encore ce qui s'est passé.

Enfin, dans le tiers, on a arrêté que les commissaires assisteraient aux conférences, mais qu'on ferait d'abord une députation au Roi pour le remercier, et que procès- verbal serait rédigé séance par séance et signé de tous les commissaires.

14. 3o mai.

On sait que le tiers prétend que les pouvoirs des trois ordres doivent être vérifiés en commun et que la no- blesse veut au contraire que cette vérification se fasse en ordre séparé. Gonséquemment à ces principes, la noblesse a vérifié ses pouvoirs et s'est constituée ; le tiers a pré- tendu qu'il était dans l'impossibilité de se constituer ail- leurs que dans l'Assemblée nationale ; le clergé ne s'est pas expliqué, il a toujours nagé entre deux eaux, flattant éga- lement la noblesse et le tiers, ce qui peut venir non seule- ment de l'esprit habituel de cet ordre, mais encore de la diversité d'opinions qui existent, celle des évêques étant très différente de celle des curés. On est cependant par- venu à nommer des commissaires pour chercher un plan de conciliation sur cette vérification ; les conférences ont été inutiles, les bons esprits s'y attendaient; le Roi [a], à ce qu'il paraît à l'instigation des évoques, écrit aux trois ordres la lettre qu'on a vue dans le numéro i3.

Il s'agit de savoir quel parti prendra le tiers dans cette

3o mai 1789. 5 7

circonstance. Enverra-t-il ses commissaires anx confé- rences proposées par le Roi, ou refusera-t-ii de se rendre au désir de S. M.? Voilà la question bien posée, bien simple, dégagée de toutes entraves, de tous alentours ; mais qu'on se persuade qu'il s'est introduit dans l'Assem- blée (vu l'avis et les conseils de M. Mounier) une mé- thode infiniment vicieuse d'opiner. On fait deux tours, un de discussion, un d'opinion ; au premier tour, on appelle tout le monde, non pour donner sa voix, mais pour discu- ter la matière ; au second seulement on donne les voix et on les compte. Certainement, si tout le monde avait un bon esprit, si on était pénétré de l'importance de la chose, dès que 10 ou 12 personnes auraient discuté, les autres garderaient le silence et se contenteraient d'opiner, mais point du tout. Malheureusement l'Assemblée est compo- sée d'une foule de gens de robe, qui, ayant joui d'une pe- tite réputation dans le petit barreau de leurs petites villes, ont cru qu'ils allaient jouer un rôle considérable et se faire remarquer. Tous ont la fureur de parler, et de il résulte que, 63o personnes parlant, ayant des avis diffé- rents, discutant chacune à leur manière, envisageant la chose sous des points de vue divers, on ne sait pas à quelle idée s'arrêter ; la question primitivement posée est perdue de vue et l'on ne sait plus sur quoi on a à délibérer. D'ail- leurs, de ces 63o personnes, plusieurs (ou certainement un grand nombre) sont des gens de peu de mérite et de moyens ; ces gens-là sont les plus hardis à parler, les plus verbeux ; ils arrivent avec des papiers écrits, et de il résulte que, vers le milieu d'une discussion, les esprits sont fatigués, ennuyés, ils n'écoutent pas les dernières opinions ; et de il résulte encore que, quand la discus- sion est finie et qu'il s'agit d'aller aux voix, on ne sait plus sur quoi on aura à opiner.

58 JOURNAL DE DUQUESNOY.

Ainsi, dans la question proposée, les bons [esprits] envi- sageaient les inconvénients que l'on pourrait trouver à ac- cepter ou à refuser. Refuser, c'est risquer d'aliéner le Roi, que nous avons intérêt de ménager ; peut-être aliéner le peuple, qui nous reprochera d'avoir refusé un moyen de conciliation; aigrir les deux autres ordres privilégiés, qui ne manqueront pas de répandre cette opinion. Accepter, c'est peut-être reconnaître que le Roi a le droit de décider cette question, de juger un procès entre les ordres ; et cela est dangereux, c'est d'ailleurs perdre un temps précieux. Ces idées, plus ou moins développées, semblaient devoir fixer tous les esprits à l'une et à l'autre opinion, mais loin de là. On voulait bien que les commissaires assistassent aux conférences, mais on exigeait, les uns qu'elles se fis- sent en présence du Roi, les autres qu'elles se fissent dans la salle des Etats généraux en présence des trois ordres ; d'autres, qu'on dressât un procès-verbal à chaque séance ; d'autres, qu'on fit au Roi une députation solennelle, pour lui témoigner l'amour des communes, leur reconnais- sance, etc., et déclarer au Roi qu'on ne pouvait accepter une médiation; d'autres encore, qu'on mêlât à la question de la vérification des pouvoirs celle du vote par tête ou par ordre. Le parti opposé voulait qu'on n'assistât pas aux conférences ; les uns voulurent que ce refus fût accompa- gné d'un manifeste et que le tiers se constituât tout de suite et se déclarât la nation ; les autres ne demandaient qu'un refus pur et simple, etc.

Dans cette diversité d'avis, chacun soutenant le sien avec une égale chaleur et des prétentions égales, l'incerti- tude des bons esprits augmente ; on ne sait plus à quelles idées se fixer, et, après que des bavards, des incendiaires ou des lâches ont discouru pendant vingt ou trente heu- res, la modération, la raison perdent tout crédit et ne peu-

JO MAI 1789. f)()

vent plus se faire entendre. Aussi, hier, à neuf ou dix heu- res, les esprits étaient tellement fatigués qu'il eût été im- possible à la raison même de se faire entendre. Pour donner une idée de l'excès de déraison avec lequel on se permet d'opiner, il suffit de dire qu'un opinant, inter- rompu par des murmures et des signes d'improbation, a dit : « Messieurs, nous sommes libres; j'ai le droit de vous « ennuyer et je veux en abuser. » On pourrait citer plu- sieurs autres traits de cette force.

Cependant, après ces longueurs, il a été arrêté que les commissaires reprendraient ces conférences, qu'il en se- rait dressé un procès-verbal séance par séance et qu'il se- rait fait une députation à S. M. Cette délibération, arrêtée fort tard, n'a pas été écrite, mais le doyen a pris sur lui d'informer le garde des sceaux que la délibération venait d'être prise et que l'on assisterait aux conférences.

* Aujourd'hui, il a été délibéré de savoir si on irait faire part au clergé de la délibération d'hier, et, après quel- ques débats, on s'est déterminé à y aller.

Le doyen a reçu du garde des sceaux deux lettres, la première, en réponse à celle dont il est parlé dans le nu- méro précédent, pour lui mander que, cette lettre ne lui ayant été remise qu'à six heures, il n'a pu en prévenir les commissaires des deux autres ordres, qui se sont rendus chez lui, mais que les conférences n'ont pas eu lieu.

La deuxième lettre, datée de ce matin, est conçue en ces termes : « Je viens de prendre les ordres du Roi sur « le moment il voudrait bien recevoir la députation du « tiers état; mais, comme S. M. allait partir, Elle n'a pu « m'indiquer d'heure pour aujourd'hui ; Elle m'a chargé « de vous dire qu'elle vous indiquerait le jour et l'heure « elle voudrait bien recevoir cette députation. »

Ce retard a paru en général fort désagréable àl'Assem-

Go JOURNAL DE DUQUESNOY.

blée, on n'a pu se dissimuler que le Roi partait pour la chasse, et il semble que, dans le moment actuel surtout, la députation devrait être reçue et qu'on pouvait différer une partie de plaisir. Ce retard est une grande mala- dressse, en ce qu'il ne concilie pas les communes avec le Roi et en ce qu'il a donné lieu à une fermentation dont voici la cause. Quelques personnes ont prétendu que les conférences n'avaient été acceptées qu'à condition qu'elles seraient précédées de la députation au Roi, d'où elles con- cluaient que, la députation n'étant pas faite, les conféren- ces ne devaient pas avoir lieu, et l'incertitude venait de ce que, la délibération n'ayant pas été écrite, on ne savait s'il avait été dit : Conférence avec députation, ou : Conférence après députation. Cette chicane était bien misérable sans doute, puisque, d'une part, la députation étant acceptée par le Roi, l'objet de l'Assemblée était rempli, et que, d'une autre, on ne se proposait pas, dans la députation, de prémunir le Roi sur l'objet des conférences, mais de lui porter des témoignages d'amour, de respect, de fidélité et de reconnaissance ; or, il est indifférent que ce message soit fait avant ou après les conférences. Mais cette chicane même, soutenue avec infiniment de chaleur par beaucoup de personnes, * fortement appuyée par M. Emmery, de Metz, peint le mauvais esprit qui règne dans l'Assemblée. Cependant les conférences auront lieu.

Leur inutilité paraît bien démontrée. Sans doute, on a bien fait de les accepter, parce qu'il faut se concilier le Roi et la nation, parce que le tiers ne peut mettre trop de mesure dans ses démarches, ni attirer trop de torts et de reproches sur les deux premiers ordres. Mais il est évi- dent que les conférences n'aboutiront qu'à une perte de temps, ce qui devient chaque jour d'autant plus fâcheux que la noblesse, d'une part, s'affermit dans sa résolution,

3o MAI I789. 6l

et que le tiers état, dune autre, s'échauffe et s'enflamme contre elle. Ainsi toute espérance de conciliation paraît perdue. Si le Roi décide la question, comme il est proba- ble, et s'il la décide en faveur de la noblesse, comme il est encore probable, le tiers état, qui a mis en principe que le Roi n'a pas le droit de juger cette question, ni même d'interposer sa médiation, ne se croira pas obligé de respecter le jugement. Si, au contraire, le Roi décide pour le tiers, la noblesse, liée par son serment, par son honneur, par son intérêt, par ses préjugés, ne cédera ja- mais ; elle s'en explique bien positivement.

Et, d'ailleurs, quand bien même, soit par l'intervention de l'autorité, soit tout autrement, on parviendrait à con- cilier les ordres sur la question préalable de la vérifica- tion des pouvoirs, on n'en serait pas plus avancé, puis- que l'on serait arrêté par celle de l'opinion par tête ou par ordre, sur laquelle toute transaction est impossible, les députés étant respectivement liés par leurs pouvoirs. Et, s'il est vrai de dire qu'un homme d'honneur pourrait tran- siger sur la première question, il est incontestable que le probité lui défend de rien entendre sur la seconde sans l'aveu de ses commettants.

Quelle sera la suite de ceci? Je l'ignore, mais quand on voit de près les dispositions des esprits, on espère et l'on craint beaucoup. MM. Thouretet Mounier m'ont paru hier pénétrés d'une douleur profonde. Le premier est, sans contredit, celui de tous les députés qui a montré jusqu'à aujourd'hui le plus de raison, de prudence et de véritable force. Le second, ainsi que M. Target, paraissent revenus aux sentiments de modération qui seuls peuvent amener la paix; mais, hier, * M. Mounier a dit : « Les ministres « du Roi ne sont d'aucun ordre ; ils tiennent à tous les or- « dres. » On a eu l'insolence de le huer.

62 JOURNAL DE DUQUESNOY.

Je ne craindrai pas de le dire, l'assemblée du tiers est très mal composée, les choix sont mauvais, il n'y a ni po- lice, ni décence, ni réserve ; tout y annonce et de mauvais esprits, et de mauvais principes, et de mauvaises vues. On n'a pas d'idée des extravagances qui s'y débitent et de l'audace avec laquelle on les publie, et (ce qu'il y a de plus désolant) de la bêtise avec laquelle on les applaudit : un homme comme M. Emmery, qui se met en colère pour une vétille, qui parle une demi-heure avec un emportement sans exemple.

Et, depuis un mois, qu'avons-nous fait? La noblesse s'é- gare dans ses principes, je le crois, mais au moins elle est ferme dans ses conséquences ; elle va directement et sans tergiverser au but qu'elle se propose; elle avance, et nous, que faisons-nous?

Toute la noblesse n'a cependant pas adopté l'arrêté. * La sénéchaussée de Nimes a protesté, les deux Crillon ont pris, dit-on, le même parti. On compte ^6 gentils- hommes qui ont demandé de voter par tête, du nombre desquels il n'y a pas un Lorrain. On m'assure qu'un gentil- homme a osé dire : « Il est affreux qu'il y ait ^6 gentils- « hommes qui impriment sur leurs familles une tache « ineffaçable. »

*M. d'Espréménil s'est permis une sortie terrible contre M. de Lamoignon. On aurait lui imposer silence, et des nobles l'ont écouté, non seulement avec patience 4 mais sans indignation! Ceux qui sont morts sont morts, laissons en paix leurs cendres. Il ne faut pas donner de coups d'épée dans un cadavre, cela est d'autant plus lâche que M. d'Espréménil était à côté de M. d'Aguesseau, gen- dre de M. de Lamoignon, et c'est de la noblesse !

La salle du tiers est ouverte à tout le monde, il n'y a pas de jour qu'il n'y ait une foule de spectateurs, d'auditeurs;

3 juin 1789. 63

des femmes même y restent jusqu'à dix et onze heures du soir. La noblesse, au contraire, ainsi que le clergé, tien- nent leurs portes fermées à tous les étrangers. M. de Bar- bentane a été obligé de sortir de la chambre de la no- blesse. Ils ont raison ; quand on conspire contre la liberté publique, il faut s'enfermer.

Le Roi n'a reçu la députation de la noblesse et du clergé ni bien ni mal; le clergé lui a dit : « Vos ancêtres ont doté <( l'Église et V. M. la défendra. »

Dans l'arrêté de la noblesse, qui indigne tous les bons esprits, on remarque ces mots : exemple de la fermeté. Et à qui l'exemple? Et contre qui de la fermeté? Ah! si le tiers était bien représenté ! . . . . Mais vains et inutiles sou- haits !

i5. Du 3 juin.

Le tiers état s'est assemblé lundi, mardi et aujourd'hui; peut-être aucune assemblée n'a été aussi tumultueuse, aussi mal ordonnée. La séance de lundi [ier juin] s'est con- sommée à résoudre que les adjoints choisis dans chaque province ne resteraient en place que huit jours; ceux qui y étaient alors ont été changés, ainsi que le président; le comte de Mirabeau a cette fois été élu, et M. d'Ailly a été choisi doyen.

Le mardi [2 juin], il s'est présenté une question infini- ment peu importante qui a employé toute la matinée. On avait lu, samedi, l'adresse à présenter au Roi lors de la dé- putation. Cette adresse, fortement applaudie, ne m'a pas paru à moi mériter cet enthousiasme; je l'ai trouvée trop longue, renfermant des choses dirigées trop immédiate- ment contre la noblesse, l'annonce formelle du projet d'humilier l'aristocratie, pas assez de grandeur et de no- blesse, et j'ai vu beaucoup de gens revenir à mon avis.

64 JOURNAL DE DUQUESNOY.

Il est sûr que M. le comte d'Artois s'est plaint amère- ment de cette sortie contre l'aristocratie, et qu'il a été pro- posé au doyen de faire quelques changements au discours. Ils ont été laits et annoncés par * le comte de Mirabeau, qui a observé qu'il paraissait peu convenable de lire le nouveau discours devant une assemblée aussi nombreuse, que le Roi pouvait être mécontent qu'on Fait publié avant qu'il l'eût vu, qu il perdrait sa fraîcheur.

Cette observation était d'autant plus sage que les gale- ries étaient remplies d'un nombre infini de spectateurs de tout état, et que c'était déjà la publicité inconsidérée qu'on avait donnée au premier qui était la cause des plaintes du comte d'Artois et des murmures de la noblesse ; cepen- dant, il a fallu une délibération de trois heures pour déci- der qu'on ne la lirait pas.

Aujourd'hui, l'Assemblée a été ouverte par la lecture d'une lettre de M. d'Ailly, qui annonce que, sa mauvaise santé ne lui permettant pas de continuer les fonctions de doyen, il prie l'Assemblée de recevoir sa démission; il annonce en même temps qu'il a vu M. le garde des sceaux, et que ce ministre lui a dit que l'état de Mgr le Dauphin empêchait le Roi de fixer le moment il recevrait la dé- putation.

On a d'abord remplacé M. d'Ailly. et les adjoints ont été autorisés à choisir un doyen, soit parmi eux, soit en dehors ; ils ont choisi M. Bailly, si connu par son histoire de l'astronomie et d'autres ouvrages.

Il a été ensuite mis en délibération si, d'après la ré- ponse du garde des sceaux, l'Assemblée ne prendrait pas de mesures efficaces pour obtenir que sa députation soit reçue. Après une très longue délibération, pendant la- quelle se sont débitées les choses les plus absurdes, quel- ques-unes déraisonnables, il a été pris l'arrêté suivant :

3 juin 1789. 65

« Arrêté que les députés clés communes, ne pouvant re- « connaître de voie intermédiaire entre le Roi et son peu- « pie assemblé, s'adressent dès ce moment à S. M. par « l'organe de leur doyen, pour la supplier d'indiquer aux « représentants des communes le jour et l'heure Elle « voudra bien recevoir leur députation et leur adresse. »

* C'est pendant cette délibération que M. Volney, l'un des commissaires conciliateurs, s'est permis une satire violente de cette mesure de conciliation, qu'il a hasardé un compte de la conférence tenue chez le garde des sceaux, dans lequel il a énoncé des faits très faux. * M. Mounier a relevé avec force et honnêteté cette extrême inconsidéra- tion et cette fausseté.

Peut-être ne croira-t-on pas qu'il a été proposé sérieuse- ment que tous les députés partissent au moment môme pour se rendre au château et obtenir une audience.

D'autres voulaient que le doyen allât au lever, au cou- eher, et parlât au Roi ; il a paru plus noble, plus conforme à la marche suivie par les autres ordres, que le doyen se iît annoncer chez le Roi par le gentilhomme de service et lui demandât son moment.

En tout, c'est une étrange gaucherie du ministère d'avoir retardé le moment la députation doit être reçue. La no- blesse l'a été dès qu'elle l'a demandé, et le Dauphin était aussi mal qu'aujourd'hui. Ces retards n'ont fait qu'aigrir le tiers et enorgueillir la noblesse, indisposer même les bons esprits contre le ministère; et cela est d'autant plus fondé que le Roi a reçu la députation de la noblesse avec la plus grande solennité et cérémonie d'usage quand on reçoit un ordre constitué.

On a laissé introduire dans le tiers l'usage d'admettre indistinctement tout le monde aux délibérations. Cette marche, qui parai; noble et généreuse, qui m'avait séduit

JOURNAL DE DUO TES NO Y, 5

66 JOURNAL DE DUQUESNOY.

au premier aspect parce que, dans le principe, il n'y ve- nait que des gens honnêtes, parait avoir les plus grands inconvénients. Le plaisir de plaire à une assemblée nom- breuse et mal composée fait que l'on caresse sa passion, qu'on l'exagère môme, et qu'on se permet des sorties vio- lentes contre la noblesse, le clergé et le gouvernement, sorties qui presque toujours sont des hors-d'œuvre et n'ont aucun rapport à l'objet en délibération. Il est d'ailleurs fort difficile de connaître le véritable esprit de l'Assem- blée, parce qu'il se mêle aux délibérations un murmure d'improbation ou d'approbation qui vient des galeries et n'a rien de commun avec l'opinion des députés. Une telle assemblée commande tellement des choses folles qu'il est échappé à M. Volney de dire [le 28 mai] : « Il faut bien « qu'ils assistent à nos délibérations, ce sont nos maî- « très, » et cette absurdité est, comme de raison, applau- die avec fureur.

La noblesse et le clergé ne se sont assemblés qu'aujour- d'hui. La séance de la noblesse a été employée à délibérer si on reconnaîtrait la dénomination de communes prise par le tiers état ; il paraît que M. d"Espréménil voulait que les commissaires refusassent de signer le procès-verbal des conférences si cette dénomination n'était pas changée ; d'autres proposaient de protester, les troisièmes voulaient qu'on n'en dît rien. Je crois [que la première idée *] a pré- valu.

Cette mesure n'est pas sans de grands inconvénients; il est certain que cette chicane sur les mots irritera le tiers état et que le plus prudent aurait été de ne pas avouer si on voulait la dénomination et de garder le silence.

Il y a eu des conlérences samedi [3o mai] ; il paraît que les

1. Le manuscrit porte : qu'une v* Indici

3 juin 1789. G'j

commissaires de la noblesse et du tiers assurent respecti- vement qu'ils ont eu la supériorité. Il est assez reconnu que les commissaires du Roi n'ont pas caché leur préven- tion pour la noblesse. On sait encore que, quand * MM. Target et Mounier ont annoncé que le droit de vé- rifier les pouvoirs n'appartenait pas au Roi, mais à la na- tion, le garde des sceaux a déclaré que le Roi n'avait pas renoncé à ce droit et que, s'il en était question dans le pro- cès-verbal, il mettrait des réserves formelles au nom de Sa Majesté.

Tout le monde se réunit pour dire que M. Mounier s'est montré encore supérieur à lui-même dans cette séance, qu'on ne peut avoir plus de raison, de connaissances et de véritable fermeté.

Les conférences se reprennent ce soir; il m'est démontré qu'elles n'aboutiront à rien, que le parti de la cour est pris, et que ce parti n'est pas pour le tiers. Personne n'en doute, mais on ne sait encore quelle résolution on prendra au moment la décision ministérielle sera connue. Tout concourt à aigrir les esprits, il se tient dans chaque ordre des discours véhéments qui se reportent; les noms de dé- mocrates et d'aristocrates sont le cri de guerre ; la fai- blesse du ministère, qui, quoique bien déterminé, n'ose cependant pas prendre une mesure forte, sa partialité marquée dans des misères, tout tend à augmenter le dan- ger de notre position.

On paraît ne pas douter qu'il n'y ait dans chaque chambre un grand parti pour y faire rompre les États ; je ne sais trop si ce n'est pas le vœu des Bretons, c'est à coup sûr le projet des parlementaires dans la noblesse, M. d'Espréménil à la tête.

On ne peut trop se défier des nouvelles qui circulent en province ; il n'en est pas dlnseiisées qu'on ne débite à

68 JOURNAL DE DUQUESNOY.

Paris, à Versailles même. La Feuille du jour, de Paris, est très inexacte et très infidèle ; elle montre d'ailleurs une partialité trop caractérisée pour le tiers.

Mirabeau vient de publier une seconde lettre à ses com- mettants ; je l'ai trouvée bien misérable, vide de faits, faible de style, indigne de lui sous tous les rapports; M. Malouet y est fort maltraité.

Voici la protestation du comte de Grillon, député de Beauvais [du 28 mai] : « Je déclare que je suis dans la plus « ferme opinion que c'est bien moins pour maintenir que « pour établir la constitution que nous sommes appelés, « et, comme le veto me paraît contraire à la liberté de la <( nation nécessaire pour créer un ordre de choses qui « amène la prospérité nationale et pour abolir les abus de « tous genres sous lesquels la nation gémit depuis tant de « siècles, je demande acte de ce que je me suis opposé, « autant qu'il était en moi, à la sanction du veto, pour la « tenue actuelle des Etats généraux, que je regarde comme « régénérateurs bien plus que comme conservateurs. Mon « mandat, conforme à la raison et au sentiment de ma « conscience, me prescrit de demander que, lorsque des « ordres diffèrent d'opinions sur une question importante, « les ordrps se réunissent et opinent par tête. Je supplie « la chambre de permettre que ma déclaration soit an- ce nexée au procès-verbal. »

On dit que i(5 gentilshommes ont pris le môme parti et que 22 ont été pour l'opinion par tête.

(Ms. B.) 16. Versailles, le 5 juin 1789.

Le tiers assemblé hier, M. Dupont [de Nemours] a donné lecture du procès-verbal des deux séances des commis-

5 juin 1789. 69

saircs conciliateurs. Il en résulte qu'à la première de ces séances, il a été délibéré sur la forme de ce procès-verbal et arrêté qu'il serait rédigé par les commissaires du tiers, signé par eux et par un secrétaire nommé par les trois or- dres, et qu'à ce moyen il serait authentique. A la seconde séance, les commissaires de la noblesse ont annoncé que, par déclaration de la chambre, il leur avait été défendu de signer ce procès-verbal si le tiers y prenait la dénomina- tion de communes. * M. Mounier a fait à ce sujet une ob- servation dont la justesse est sensible : « On dit le pre- « mier, le second ordre, et par ordre numérique le tiers « état, mais le premier ordre s'appelle clergé, le second la « noblesse, et le troisième les communes ou le peuple. »

Ce malheureux esprit de chicane qui semble guider maintenant toutes les démarches de la noblesse lui est souillé par M. d'Espréménil ; certes il est bien indigne d'elle, il ne peut qu'irriter les gens les plus modérés du tiers, mais il est étonnant que cet homme, contre qui il existait une prévention très fâcheuse et très générale à l'ouverture des Etats, ait pris sur sa chambre un ascen- dant à peu près irrésistible. Il passe pour constant au sur- plus, et l'on ne s'en cache pas, que le projet de M. d'Es- préménil est de faire dissoudre les Etats, et il faut ajouter qu'il est bien loin d'être le seul de son avis.

Il résulte, au reste, du procès-verbal qu'aucun des deux ordres n'avoue la supériorité de l'autre. Pour moi, il me parait (et ce jugement est de la plus froide impartialité) que le tiers a eu l'avantage de décider, peut-être moins par les faits historiques, sur lesquels il y a quelques équi- voques, que par les arguments victorieux de la raison et de la justice.

On a mis en délibération : si la noblesse ayant re- fusé de signer le procès-verbal, on le lui communiquerait;

^O JOURNAL DE DUQUESNO"} .

si, malgré la résolution précédemment prise, on cesse- rait les conférences, quand bien môme le Roi n'aurait pas reçu la députation. Ces deux questions ont été décidées pour l'affirmative, après un déliât de quatre heures, et il est étonnant quelles aient pu faire un doute.

C'est une chose fâcheuse que l'extrême désordre qui règne dans les assemblées du tiers. Il se manifeste tous les jours davantage. Il règne certainement un très mauvais esprit. Les gens sages et modérés ne peuvent se faire en- tendre, et, pour en juger, il suffit de savoir qu'un homme comme M. Bailly, si supérieur dans tous les genres de mé- rites, sage, froid, modéré, plein de noblesse, a infiniment de peine à se faire entendre, qu'on se permet souvent de l'interrompre, et qu'on n'a aucun égard à ses observations.

Le bruit s'est répandu qu'il avait été proposé sérieuse- ment de faire parler le tiers à genoux dans la députation. Gela me paraît peu vraisemblable, et, malgré la partia- lité marquée du ministère, il aurait bien senti que cette faute seule pouvait porter les esprits à un degré d'exalta- tion dont les effets eussent été incalculables.

Quoi qu'il en soit, la députation n'a pas encore été re- çue ; on dit bien aujourd'hui que la mort du Dauphin en est cause, mais on accuse hautement le ministre d'avoir, par des délais affectés, retardé jusqu'à ce moment qu'il savait bien ne devoir pas être éloigné, et, si on rapproche toute sa conduite, on ne trouve pas cette accusation sans fondement.

M. Bailly s'est présenté chez le Roi avant-hier ; il s'est fait annoncer par le gentilhomme de service, il n'a pas été reçu. Un grand nombre des gens du tiers (l'on dit jusqu'à cent) s'étant rendus dans l'Œil-de-Bœuf, les galeries et l'antichambre, comme pour lui faire honneur, le Roi en a été mécontent et a annoncé qu'il n'y aurait pas de coucher.

5 juin 1:789. 71

Il faut remarquer que les députés ont eu jusqu'à aujour- d'hui les grandes et les petites entrées.

Les choses ne peuvent pas rester longtemps dans l'état d'incertitude elles se trouvent ; la résolution de la no- blesse est inébranlable, le mécontentement du tiers exces- sif, l'apathie, l'insouciance, la faiblesse du ministère, sont extrêmes. Il est temps sans doute que le tiers prenne enfin la place qui lui convient, et l'appellent à la fois son honneur, son intérêt et son devoir.

Du 5 au soir.

Les affaires paraissent prendre une tournure nouvelle. Après la lecture du procès-verbal des conférences, M. Du- pont a annoncé qu'il avait été proposé aux commissaires par un membre du clergé un plan de conciliation, mais qu'on n'avait pas pu en faire lecture parce que M. le garde des sceaux avait annoncé que M. le directeur général allait mettre sous les yeux des commissaires un projet de conciliation au nom du Roi. M. Dupont a ajouté que M. Necker en avait fait lecture à l'instant aux commis- saires, mais qu'ils n'avaient rien pu répondre, sinon qu'ils en rendraient compte à l'Assemblée.

Ce projet a été lu ; je ne l'analyse pas, parce qu'il va être imprimé et que j'en ferai passer des exemplaires. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est plein de sagesse, de raison, qu'il concilie tous les intérêts, qu'il y aura de l'absurdité à ne pas l'adopter, principalement dans le tiers, dont les droits sont ménagés avec la plus extrême délicatesse.

Cependant, il me reste des craintes beaucoup (sic), on jugera si elles sont fondées. Le clergé l'a adopté à la grande unanimité, la noblesse a arrêté, à une très grande majo- rité également, que le projet serait adopté, mais non pas en ce qui concerne les pouvoirs vérifiés. Si ce fait est vrai,

-12 .JOURNAL DE DUQUESXOY.

cest effectivement rejeter le projet, puisque déjà tous les pouvoirs sont vérifiés. Au reste, je n'ai pas encore de cer- titude absolue sur cet objet.

Dans le tiers on a mis en délibération si on examinerait le projet avant la clôture du procès-verbal des séances. Il est bon d'observer qu'il avait été convenu entre les corn- ' missaires que la séance qui devait se tenir ce soir serait la dernière, à moins qu'on ne convînt de la prolonger encore, et q\\! aujourd'hui, à l'ouverture de la séance, M. le garde des sceaux a fait prévenir l'Assemblée qu'une affaire très importante l'empêchait aujourd'hui de tenir la conférence. Le parti le plus prudent et le plus sage paraissait être de continuer les conférences et d'examiner en même temps le projet de M. Neckcr. Plusieurs raisons sem- blaient militer pour cet avis : Ne devait-on pas ce léger témoignage d'égards à la prière du Roi (l'expression ne paraîtra pas trop forte à celui qui lira le projet et en pè- sera les termes)? Si le projet est accueilli, les conféren- ces deviennent inutiles, et il faut supprimer jusqu'aux dernières traces d'une division qui n'aurait jamais exister; si le projet est rejeté, les conférences deviennent plus importantes et il faut travailler au résultat avec un soin nouveau. Le tiers seul a un grand intérêt à accélé- rer le travail et il ne doit pas, par sa lenteur, retarder l'ou- verture des questions importantes qui doivent nous occu- per. 4° Le tiers doit par tous les moyens honnêtes se con- cilier la cour; c'est le meilleur moyen, sans doute, de faire pencher la balance de son côté, cependant il l'aliène par son refus, etc.

Toutes ces raisons et nombre d'autres n'ont pas empê- ché qu'il n'ait passé, à la pluralité de 494 voix contre 26, que l'examen du projet serait renvoyé jusqu'à la clôture des conférences.

5 juin 1789- j'i

Ceci me parait trop annoncer cpie le projet ne sera pas accueilli comme je crois fermement qu'il méritait de l'être. Rien ne me semble plus annoncer que le mauvais esprit, l'esprit de défiance, de raideur, de violence et, en môme temps, d'une honteuse faiblesse, maîtrise l'Assem- blée. Voici une anecdote qui pourra faire juger de cette vérité. * M. Target avait établi, par un discours assez long, qu'il était peut-être indifférent d'examiner avant ou après la clôture des conférences, mais qu'en tout cas il lui paraissait beaucoup préférable d'examiner à l'instant ; et M. Target, lorsqu'il a opiné, voyant la grande pluralité pour n'examiner qu'après, a eu la faiblesse d'opiner par ce seul mot : après, qu'il n'a prononcé qu'à voix basse, du ton d'un coupable.

Les 79 premières voix avaient été pour examiner après; le 80e opinant ayant dit ce seul mot : avant, un murmure général d'improbation s'est élevé, comme s'il n'était pas permis de suivre l'impulsion de sa conscience ! Les 25 qui ont été du même avis ont éprouvé le même désagrément. Je connais du nombre des 26 MM. Régnier, Prugnon, Sa- lomon (d'Orléans), le bailli de Flachslanden, Schwendt (de Strasbourg), Thouret et Duquesnoy ; les autres ne me sont pas connus.

Il est sûr que la députation du tiers sera reçue demain par le Roi et qu'il ne sera pas question de la faire parler à genoux.

11 ne faut pas omettre de dire que le clergé a arrêté, à la demande de M. le cardinal de la Rochefoucauld, de faire aux autres ordres une députation pour les engager à adopter le projet de M. Necker.

Il est certain que le moment actuel est décisif. Si l'on accueille ce plan, nous sommes organisés et nous pouvons aller; si on le rejette, je ne sais ce que nous deviendrons.

^4 JOURNAL DE DUQUESNOY,

Il est évident aussi que l'opinion va se fixer décidément sur M. Necker et que l'on connaîtra le degré de confiance qu'il mérite.

Je n'analyse pas le procès-verbal des conférences, parce qu'il sera imprimé, et surtout parce que le tiers annonce qu'il a complètement battu ses adversaires, tandis que la noblesse se glorifie du même avantage. Les commissaires du clergé, du Roi, sont, il faut l'avouer, de ce dernier avis.

(Ms. B.) Nu Vj. Du 2 juin.

La députation du tiers a été reçue par le Roi, hier à midi *....

On assure qu'au mot aristocratie, le Roi a fait un signe de mécontentement; au reste, ce discours ou, comme on l'appelle, cette adresse est en général fort applaudie.

Je crois qu'elle le mérite, elle est bien différente de celle qui avait été projetée d'abord.

Le clergé est venu, comme on s'y attendait, annoncer qu'il avait adopté le projet de conciliation 2.

Peu après la noblesse a apporté l'arrêté suivant 3, qui, comme on le verra en le rapprochant de l'ouverture 4, est véritablement un refus....

Le tiers a été aussi faire part aux deux autres ordres de

l

i. Duquesnoy donne ici le discours de Bailly et la réponse du Roi. Nous ne croyons pas devoir les reproduire; on les trouvera au Moniteur et aux A rchives parlementaires.

2. Le bulletin contient le texte de la délibération du clergé. Nous le supprimons pour les mêmes raisons.

3. Même observation.

4. Le projet de conciliation présenté par M. Necker, Voy. le compte rendu du 4 juin.

y juin 1789. ;5

l'arrêté, qu'il avait pris la veille, de n'examiner l'ouver- ture qu'après la clôture des conférences ; on a beaucoup ri de la réponse du cardinal, qui, après avoir remercié le tiers de son attention, l'a assuré de rattachement du clergé.

Il est évident maintenant que l'ouverture sera rejetée dans le tiers, et, malgré la prévention favorable qu'elle m'avait inspirée, je suis forcé de dire qu'en la lisant j'ai été bien détrompé. Il y respire un caractère de faiblesse et de contradiction impardonnable. Qu'on lise attentive- ment le commencement de la page 5 : C'est donc au Roi, etc., et qu'on dise s'il est possible de compromettre plus étrangement et plus inutilement l'autorité royale.

Mais, sans examiner le préambule, je demande ce que signifie le projet en lui-même : Vérifier les pouvoirs par ordre, c'est ce que demande la noblesse. Gomment veut- on que des commissaires se réunissent à une opinion? Gomment comptera-t-on ces opinions? Quand sera le re- cours au Roi, puisqu'il ne doit avoir lieu que quand les difficultés ne paraissent pas susceptibles de conciliation ? Que signifient la réserve et l'examen à faire pendant la ses- sion, puisque nous nous trouverions encore arrêtés alors, et qu'après tout il s'agit bien moins de ce que nous ferons aux Etats actuels, que de ce que nous ferons pour l'avenir et pour arracher la nation à l'oppression sous laquelle elle gémit, de laquelle elle ne sortira pas tant qu'on emploiera de vains et ridicules palliatifs? J'ai toujours cru, et je crois encore, que le Roi avait le droit de vérifier les pouvoirs, mais il fallait l'en faire user, mais il fallait de la fermeté et du caractère; il ne fallait pas tergiverser, et maintenant l'autorité royale ne reprendra jamais ce qu'elle a perdu, ou, ce qui me parait plus probable, elle s'[exercera] sur les ruines de toutes les libertés,

""/> JOURNAL DE DUQUESNOY.

Le clergé a cherché à tendre un piège dans lequel il est tombé lui-même; il est venu apporter un arrêté bien miel- leux, dans lequel il annonce que, touché de la misère des peuples et de l'extrême cherté des grains, il proposait aux autres ordres de nommer une commission chargée d'avi- ser aux moyens d'y pourvoir et que le cardinal a été chargé d'en faire part au Roi.

Il est évident que, d'une part, le clergé se proposait de se rendre les peuples et le Roi favorables, que, d'une autre, il voulait engager le tiers dans une démarche de laquelle il aurait résulté qu'il reconnaissait la division des ordres. Cette ruse a été bientôt saisie, et M. Bailly n'a pas manqué de répondre au clergé que les communes sen- taient comme lui la misère du peuple et qu'elles désiraient bien vivement que les ordres fussent unis pour pouvoir travailler à la soulager. C'est sur ces principes qu'a été faite et portée au clergé la réponse suivante :

« Pénétrés des mêmes devoirs que vous, touchés jus- « qu'aux larmes des malheurs publics, nous vous prions, « nous vous conjurons de vous réunir à l'instant à nous « dans la salle commune des Etats, pour délibérer et avi- « ser aux moyens d'y pourvoir le plus efficacement qu'il « sera possible. »

Malheureusement, le clergé ayant été prévenu à temps, il était préparé à cette invitation, et les évêques avaient eu le loisir de gagner les esprits ; cela n'a pas empêché le cardinal de répondre avec sa bonhomie ordinaire que le clergé allait délibérer sérieusement sur cette proposition ; ce mot a paru fort plaisant, et avec raison. Le clergé a levé à l'instant sa séance et s'est réajourné à lundi. On croit que pour toute réponse il se constituera en ordre. Il ne faut pas que le tiers espère d'amener à lui un seul ecclé- siastique. Les curés, sur lesquels quelques personnes

7 juin 1789. 77

avaient paru compter, sont bien loin d'être disposés à un parti généreux. Ceux qui savent un peu [les] connaître ont senti de bonne heure que les curés, quoique nés dans le tiers, tenant au tiers par tous les liens de parenté, auront toujours un intérêt différent, soit par amour-propre, soit par cet esprit de corps qui maîtrise bien plus le clergé que les autres.

On appréciera la justesse d'esprit des curés lorsqu'on saura qu'ils n'ont pas vu sans effroi M. Rabaut de Saint- Etienne, ministre protestant, l'un des commissaires conci- liateurs ; ils se sont persuadés que la religion est en dan- ger, et le curé de Charmes est un de ceux qui adoptent le plus cette opinion, dont au surplus les évoques ont bien su profiter pour les détacher de la cause du tiers.

Au reste, il faut convenir quliier il s'est passé dans le tiers des choses qui ne sont pas faites pour ramener le clergé. * Lorsqu'il a apporté son arrêté, plusieurs person- nes se sont levées et se sont permis les déclamations les plus exagérées sur l'excès des richesses du clergé, sur la vie scandaleuse des évoques, leur insouciance sur les maux des pauvres, leur inobservation des canons par les- quels il leur est prescrit de donner le tiers ou le quart de leurs revenus. D'autres voulaient qu'on dénonçât leur arrêté comme séditieux; un membre est venu jusqu'à demander qu'ils fussent forcés à vendre leurs ameuble- ments; et il a répété jusqu'au dégoût cette expression: « Vendez vos carrosses, » etc. M. Bailly a fait cesser cet extravagant en proposant l'arrêté que l'on vient de voir, et qui a été adopté à une telle unanimité qu'il n'y a pas eu une seule voix contre.

On ne peut pas trop louer la noblesse, la dignité, la sa- gesse, la fermeté et la raison avec lesquelles M. Bailly pré- side l'Assemblée : il semble être créé pour cette place, il ac-

^O JOURNAL DE DUQUESXOY.

quiert chaque jour un nouveau crédit, et, s'il est possible de faire jamais le bien, on le lui devra.

Hier, il y a eu une nouvelle assemblée ; on y a lu un projet de règlement, qui, autant que j'ai pu en juger, est extrêmement imparfait, pour ne rien dire de plus. On l'examine ce matin dans les bureaux.

Quelques personnes ont encore proposé hier soir d'al- ler directement au Roi, à l'instant même, sans désemparer, pour lui dénoncer l'arrêté du clergé. Cette proposition ridicule a été accueillie comme elle le méritait.

Je crois pouvoir prédire d'avance que demain se fera la délibération relative à l'ouverture proposée au nom du Roi, qu'elle sera rejetée à la grande unanimité, qu'ensuite on se constituera non pas en tiers état, mais ou en Assem- blée nationale, ou au moins en Assemblée des communes de France, en prenant ce mot dans l'acception la plus étendue, c'est-à-dire en envisageant les communes comme le peuple, la nation, et les autres ordres comme des classes sous sa protection, sous sa sauvegarde, mais for- cées de lui obéir. Certes, il n'est plus que ce parti pour nous sauver ; il faut bien en calculer les suites, elles peu- vent être affreuses ; il n'est que très probable qu'elles le seront; mais toute autre mesure serait faible, vile, indigne de nous, de nos commettants, et nous plongerait dans la servitude sans espoir d'en sortir jamais.

On a fort remarqué que le grand maître des cérémo- nies, dans une lettre écrite hier au doyen, s'est servi du mot : « Je suis avec respect. »

(Ms. B.) Du 3 juin le soir.

Les conférences n'ont abouti à rien ; chaque ordre est sorti persistant dans son opinion. Demain les commissaires

9 juin 1789. 79

du tiers signent le procès-verbal ; la noblesse refuse de le signer, ainsi que les évêques ; il le sera, dit-on, par cinq ecclésiastiques du second ordre, du nombre desquels est l'abbé Goster, mais cela n'est pas encore bien certain. Le matin, l' Assemblée s'est formée en bureaux. Les esprits sont toujours plus décidés à prendre une résolution forte et noble.

* J'ai oublié de dire que M. Bailly, répondant à ladépu- tation de la noblesse, les a appelés : Messieurs de la no- blesse et non pas : Messieurs de Y ordre de la noblesse, ce qui a été remarqué, approuvé par les communes, et critiqué par la noblesse.

La noblesse est aussi mécontente que le tiers de l'arrêté du clergé pour les denrées.

18. 9. juin.

La séance du tiers s'est ouverte [le 8] par le renouvelle- ment du comité. M. Bailly a été d'une voix unanime con- tinué président. Une des choses qui l'honorent le plus, c'est celle-ci : lors des élections de Paris, il a refusé, en annonçant qu'il n'avait aucune espèce de propriété et ne vivait que des pensions du Roi ; on l'a forcé à accepter.

M. Malouet a fait ensuite un discours, dans lequel se trouvaient, surtout à la fin, quelques idées grandes et heu- reuses, mais dont le commencement était d'une métaphy- sique insoutenable. Il avait pour objet de proposer de procéder sans délai à la vérification des pouvoirs, à l'effet de se constituer en Assemblée des représentants des com- munes, sans rejeter aucun des plans de conciliation et no- tamment l'ouverture faite au nom du Roi aux conférences.

Il n'était pas diflicile de prouver que cette motion ren- fermait un grand nombre d'inconvénients ; le principal et le plus grave était peut être de revenir sur la délibéra-

8o JOURNAL DE DUQUESNOY.

tion prise la veille, à laquelle il avait été arrêté de n'exa- miner l'ouverture du Roi qu'après la clôture des confé- rences. Quoique cette mesure fût vicieuse, l'événement le prouve, la délibération prise, il fallait la tenir.

* Un M. Lavenue, du bailliage de Bazas, homme fort agissant et à la fois fort inepte, Fa critiquée fort longue- ment et s'est permis, au sujet de l'état actuel des affaires de finance, une discussion si extraordinairement bête qu'elle a été unanimement huée.

Cependant, et du consentement même de M. Malouet, il a été sursis à délibérer sur la motion jusqu'à la clôture du procès-verbal des conférences.

Il s'agit alors de se partager en bureaux, conformément à la délibération de la veille. Il en avait été formé 21 de 3o personnes chacun ; la liste en avait été faite, mais les Bretons, qui ne sont jamais de l'avis de tout le monde, se sont fortement élevés contre cette mesure, dont ils vou- laient empêcher l'exécution; elle a cependant été confir- mée. On a fort remarqué que M. Target, discutant cette question, a dit qu'il était impossible que o'o personnes dé- libérassent paisiblement. On l'a fort blâmé de n'avoir pas senti que les ministres pouvaient en induire que, si une délibération de 60 personnes était impossible, à plus forte raison une de 600, de 1,1200; qu'ainsi les Etats généraux ne produiraient jamais de bons effets.

On sait que Saint-Domingue et les autres colonies n'ont pas fait partie de la convocation ; il est arrivé hier des députés de Saint-Domingue avec une requête adressée à la chambre des communes et, en cas qu'il soit possible, aux trois ordres réunis en Etats généraux. Cette requête est restée cachetée sur le bureau pour n'être ouverte qu a- prës la constitution, et les députés de Saint-Domingue ont été admis provisoirement. D'après ce que j'ai pu re-

9 juin 1789. 81

cueillir, il me paraît que ces colons prétendent appartenir tous à l'ordre du tiers ; mais on les accuse d'avoir, dans une requête au Roi, soutenu qu'ils appartenaient à la noblesse.

M. Bailly ayant été chargé de porter à la Reine les re- grets des communes et ayant écrit à Mme de Chimay pour avoir son jour, elle a répondu que la Reine lui avait ré- pondu par écrit qu'elle était touchée de l'empressement du tiers état et que, dès qu'elle pourrait recevoir du monde, elle recevrait avec bonté et sensibilité les témoignagnes que M. le doyen était chargé de lui porter.

Les bureaux étaient ajournés pour cinq heures, mais, le